Le rapport de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS) est tombé à peu près en même temps que l’annonce de coupes drastiques dans le budget de la Culture… Comment avez-vous réagi à ces annonces ?
Ces coupes vont toucher tout le secteur, mais notre problème est ailleurs. Il est directement connecté au souci d’inflation qui se pose depuis qu’a augmenté le prix des matières premières. Nous l’avions identifié dès que nous avions collecté les retours du dernier Festival d’Avignon. En discutant entre adhérents de Lapas, nous nous étions aperçus aperçus que contrairement aux autres années, où les retours des professionnels en sortie de salle nous permettaient de projeter l’importance des tournées des spectacles présentés, cette fois, les programmateurs et programmatrices ne s’engageaient pas. Les mois passant, ces engagements ne venaient toujours pas. Finalement, la saison 24-25 n’a plus rien eu à voir avec ce que l’on pouvait projeter.
Les résultats de votre enquête, qui concernent 272 artistes et compagnies de différentes disciplines, sont plutôt catastrophiques : -54% de représentations prévues pour 24/25 par rapport à la saison actuelle et 22% des artistes en passe de jeter l’éponge. Côté administration, ce sont 27% des bureaux de production et 40% des compagnies qui pensent devoir renoncer à ces emplois pourtant essentiels à leur bon fonctionnement…
Au niveau des compagnies que je produis, je compte une baisse encore plus importante des représentations prévues la saison prochaine : -64%. Ce que l’on ne comprenait pas, c’est pourquoi les chiffres que donnaient les structures étaient à ce point en-deçà de ce que nous pouvions noter au quotidien [l’ACDN prévoit entre 15% et 20% de baisse des dates—ndlr].
Comment en est-on arrivés là ?
Il y a plusieurs facteurs cumulés. L’inflation a impacté très durement les structures, avec l’augmentation des matières premières et d’autres éléments dont le transport et l’hébergement. À la suite, la négociation annuelle des salaires (NAO), indexant les salaires sur l’inflation, a fait augmenter les masses salariales. Ces augmentations, associées à des coupes catastrophiques des collectivités territoriales et de la DRAC, ont laissé une marge artistique très réduite. Celle-ci s’est d’abord manifestée dans la baisse des parts de coproduction. Déjà la saison dernière, les théâtres et les structures commençaient à donner des parts de coproduction nettement inférieures à celles qu’elles accordaient auparavant. Là où, avant, ils mettaient 10 000€, il donnent maintenant 5000€. Même s’il y a eu des indications de la part de l’ACDN et de l’association des Scènes nationales incitant leurs adhérents à pas donner de coproductions en-dessous de 10 000€, mais les compagnies peuvent témoigner depuis longtemps de parts de coproduction nettement inférieures. Désormais, c’est au niveau des tournées que cela devient catastrophique. Je pense que l’on doit s’attendre à une hécatombe. Pour l’heure, celle-ci n’est anticipée par personne. Un grand nombre d’artistes vont arrêter leurs compagnies : 22% dans notre enquête, avec une répartition assez équitable entre les compagnies subventionnées, celles qui ne le sont pas, et celles qui sont aidées au projet.
Y a-t-il des facteurs qui différencient les compagnies qui survivront quand même et celles qui s’apprêtent à mettre la clé sous la porte ?
Oui, et c’est multifactoriel. Je pense que le théâtre jeune public sera relativement préservé, puisque les théâtres et les centres chorégraphiques ont une obligation de diffuser des spectacles jeune public. En revanche, les œuvres avec de nombreux interprètes sur le plateau sont impactées très fortement, puisque les théâtres, moins dotés, programment désormais davantage de petites formes à un, deux ou trois interprètes, au coût plateau moins élevé. Le plus inquiétant, c’est que cette situation va favoriser les valeurs sûres. Jusqu’à présent, les programmations opéraient un équilibre entre des valeurs sûres et des spectacles plus singuliers, moins identifiés. Mais à terme, on aboutira sur un paysage des compagnies bipolarisé. D’un côté, des compagnies très institutionnalisées, les plus soutenues. Et de l’autre, des compagnies très précaires qui, par envie ou besoin vital, accepteront de créer sans payer les répétitions, pour ne jouer leur spectacle qu’une poignée de fois…
Que faisiez-vous, déjà, de l’injonction à réduire le nombre de productions ?
Ce que l’on pense, c’est que la DGCA n’a pas pris les décisions qui s’imposaient. Le plan « mieux produire, mieux diffuser » vient d’un constat avec lequel nous sommes d’accord : il y a trop de productions, qui tournent chacune pour un nombre de dates trop faible. Mais le ministère de la Culture appelle en réalité de ses vœux, depuis longtemps, à une diminution du nombre de compagnies, et ce n’est pas la solution. La solution serait de produire moins et mieux, et on a déjà émis de nombreuses recommandations allant dans ce sens. En premier lieu, reconnaître et subventionner le travail de recherche. Aujourd’hui, les compagnies sont contraintes de créer un spectacle chaque année pour pouvoir demander chaque année des aides. Mais s’il était possible de demander des subventions sur deux ans — un an pour la recherche et les premières répétitions, une deuxième année pour la création — pour un montant égal à l’année, cela imposerait un ralentissement naturel du rythme des créations, ainsi qu’un plus grand nombre de représentations pour chaque projet. Il faudrait une entente à l’échelle du secteur, qui engage les subventions des DRAC mais aussi les structures accueillant les compagnies en résidence.
Nous avons alerté le ministère d’un autre souci auquel il est resté sourd : la question du nombre de dates requises pour être conventionné. Aujourd’hui, en théâtre, il faut 90 dates sur trois ans. Qui les atteint ? Surtout, quelles femmes y parviennent ? En 2024, seules 36% de créations de théâtre et « arts associés » sont mises en scène par des femmes, et aujourd’hui, en Île-de-France par exemple, aucun des huit compagnies conventionnées par la DRAC à quatre ans n’est dirigée par des femmes. Le même problème se posera pour toutes les catégories sous-représentées sur les plateaux, puisqu’elles réalisent moins de dates. Les artistes les plus minorés et les plus fragiles seront les premiers touchés par la crise. Et en général, ce sont les mêmes. Cette crise aboutira ainsi à une diminution de la représentativité, qui est déjà à un niveau très bas. Pourtant, c’est une cause du manque de diversité dans le public.
Doit-on craindre que cette situation laisse une plus grande mainmise du politique sur la création, même indirecte ?
Indirecte, elle l’est moins en moins. On voit de manière croissante que certaines communes ou régions refusent de programmer des projets qui recueillent pourtant des avis positifs des comités d’experts, des rapporteurs ou des conseillers, et cela pour des raisons politiques. Pour l’instant, cela ne s’observe qu’au niveau des collectivités territoriales. On l’entend de plus en plus depuis deux, trois ans. Cela aura un impact sur les sujets qui pourront être abordés. On sait d’avance lesquels posent problème. Et en ce moment, avec la droitisation de tout le paysage politique, cette emprise est à craindre de plus en plus.
On imagine qu’à ce titre, toutes les collectivités sont concernées, en dépit des volontés politiques…
On est étonnés : même des régions que l’on pensait préservées ont opéré des coupes. L’inflation a mis toutes les collectivités territoriales en situation de faiblesse et de fragilité. Bien sûr, une collectivité comme la région Rhône-Alpes a ouvert le bal avec une très forte emprise du politique sur la culture. Mais depuis que l’inflation s’est aggravée, on voit des régions et des départements tailler dans les budgets de la culture alors que celle-ci était jusqu’à présent au centre de leurs préoccupations. Pour en avoir discuté ensemble, on sait qu’une partie d’entre elles ne sabre pas dans la culture de gaieté de cœur : c’est pour ne pas avoir à le faire dans l’éducation ou la santé.
Qu’en est-il, dans ce contexte, des professionnels de l’administration représentés par Lapas ?
L’année dernière, un peu plus de 300 professionnels de l’administration adhéraient à l’association, représentant environ 1200 compagnies. Une chose qui nous inquiète beaucoup depuis le Covid, c’est la pénurie dans nos métiers. Cette crise rendra les choses encore plus tendues. Les administrateurs sont aujourd’hui obligés soit de prendre plus de compagnies, donc travailler plus pour gagner autant, soit gagner moins pour travailler autant.
Quelle réponse politique peut-on trouver à cette crise ?
C’est un choix politique de couper dans toutes les politiques régaliennes : l’éducation, la santé… on est tous logés à la même enseigne. Ce n’est pas que ce pays manque d’argent. Mais petit à petit, les choses qui rapportaient de l’argent à l’état ont été abandonnées. Avec la crise énergétique, beaucoup d’entreprises françaises ont réalisé des superprofits, qu’elles ont pu redistribuer à leurs actionnaires. C’est un problème de répartition des richesses. De notre côté, ça devient un massacre. Même les coupes qui sont faites dans les grandes maisons rejaillissent sur l’ensemble du secteur. De l’argent enlevé à l’Opéra, c’est de l’argent enlevé aux artistes et aux techniciens. Ce n’est donc qu’en s’unissant dans la bataille que notre secteur se rendra audible. Concernant les perspectives… il y a eu des périodes, dans l’histoire politique française, où la culture tenait une place importante. Ce n’est plus le cas d’aucune des missions de service public de l’État, dont la culture fait pourtant partie.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
L’Association des Professionnels de l’Administration du Spectacle (LAPAS)
Lire ici le communiqué de presse du 28 mars 2024
Merci pour ce texte clair et franc
C’est hélas très clair. Merci