Quelle est l’idée derrière ce nouveau festival ?
Marion Fouilland-Bousquet : Le festival est né du lieu. À la Ferme du Buisson coexistent un plateau de théâtre et une salle de cinéma. C’était déjà le cas dans les scènes nationales de Narbonne et du Havre, où j’ai travaillé avant. Je sais d’expérience à quel point les spectateurs et les spectatrices ont déjà des pratiques mixées : ils vont un soir au théâtre, un autre au cinéma, sans se poser de questions. Ça part du constat que le cinéma, qui est peut être plus facile d’accès — moins cher, plus anonyme, ouvert sept jours sur sept — est un point d’entrée dans les scènes nationales qui en sont dotées. En arrivant à la Ferme du buisson, mon projet était de travailler la synergie de trois secteurs : le spectacle vivant avec le label Scène nationale, le cinéma avec le label Art et essai, et le Centre d’art contemporain. Et mon ADN m’a amené à déployer spécifiquement, dans ce festival, les liens entre le théâtre et le cinéma.
À quoi ressemble cette première édition ?
Marion Fouilland-Bousquet : Chaque soir, un spectacle à la forme singulière, une pièce unique. Le Live magazine est un concept déjà existant de soirées qui se déploie différemment à chaque date, et celle de mercredi était consacrée pour l’occasion au cinéma. Jeudi soir, À définir dans un futur proche est constitué d’une succession d’impromptus, de rencontres sur le vif, qui prendra à la Ferme une forme qu’ils ne prendront jamais ailleurs. La veillée présentée par le collectif L’Avantage du doute, vendredi soir, est créée spécialement pour l’événement : la comédienne et réalisatrice Judith Davis termine son deuxième court-métrage, et il était peut-être question de diffuser le film dans le festival, mais la production n’étant pas terminée, le collectif viendra jouer le film en direct. On pourra également assister à des masterclass métiers menées par des professionnelles : une directrice de casting, une réalisatrice. Pour les propositions de projection, j’ai fait le choix de deux metteuses en scène de théâtre qui viendront présenter leurs films : Julie Deliquet, une “enfant” de la Ferme du Buisson, montrera son premier court-métrage Violetta. Sandrine Dumas, elle, montrera son documentaire sorti récemment sur Marilú Marini.
En termes d’esthétique, qu’est-ce que le théâtre peut apporter au cinéma, et vice-versa ? Est-ce qu’il y a un terrain pour inventer de nouveaux croisements ?
Marion Fouilland-Bousquet : On fabrique ce festival sans vouloir affirmer un propos théorique ou esthétique préétabli : c’est pour cela que je parle d’“édition zéro ». J’espère poser en revanche des ébauches de réponses. Que se passe-t-il quand Judith Davis explique à quel point venir du théâtre lui a fermé toutes les portes pour produire son premier film ? Son talent, mais aussi sa conviction dans une forme de cinéma très nourri de théâtre contemporain, lui ont permis d’y arriver. C’est ensuite le succès public qui lui permet d’obtenir les moyens du cinéma pour le deuxième. Je me questionne également quand Vincent Macaigne semble avoir besoin du cinéma pour ce qui n’est pas possible avec le théâtre. La question, c’est comment le cinéma peut recevoir une énergie, un talent, un mode de récit spécifiques au cinéma, et comment le théâtre a aussi besoin des modes du cinéma. Des artistes comme Jeanne Balibar, Vincent Macaigne, Laure Calamy ou Adèle Haenel, même si elle a désormais arrêté le cinéma, m’intéressent beaucoup à ce titre : dans le contexte économique actuel du spectacle vivant, ce que le théâtre et le cinéma s’offrent mutuellement, c’est aussi la possibilité, pour les artistes, de continuer à équilibrer sa carrière.
La porosité structurelle entre le théâtre et le cinéma serait une piste de réflexion à creuser pour la pérennité des deux secteurs ?
Marion Fouilland-Bousquet : Cette habileté, les artistes l’ont dans leur parcours. C’est parce que cette question m’intéresse que l’on se réunira à une trentaine de professionnels vendredi. Moi qui tiens tellement à nos cœurs de métiers de programmation artistique, je m’exaspère de la préséance des appels à projet. Programmer, c’est un vrai métier. Pour pouvoir préserver ces métiers si précieux dans l’exception culturelle qui est la nôtre, je pense qu’il nous faut plus de souplesse et de capacité à organiser la circulation entre différents secteurs et réalités économiques. Les acteurs, eux, le font déjà : ils passent du théâtre aux séries. On a besoin de cela pour assurer l’avenir de nos maisons. Dans une structure à sept plateaux, on n’a pas les moyens d’accueillir sept pièces de théâtre. Mais on peut faire d’autres choses : de la formation, des rencontres, inventer d’autres manières d’être ensemble.
En tant que gens de théâtre, on se dit toujours qu’on est loin des budgets du cinéma. Mais le cinéma, c’est aussi des films indépendants et documentaires qui peuvent rentrer dans les moyens du théâtre. J’ai deux exemples concrets. Pour Judith Davis, on se demandait comment on pouvait aider. Il était évident que l’on ne pouvait pas s’aligner sur les montants des régions ou de Canal+. En revanche, Judith n’avait pas les moyens de répéter les mouvements de caméra dans le calendrier de la prod. C’était possible pour nous, donc on a mis à disposition des espaces et des techniciens. Avec les moyens du théâtre, on a contribué à la qualité du film. Martin Jauvat, le réalisateur de Grand Paris, a forgé sa cinéphilie à la Ferme du Buisson. travaille sur un deuxième long avec des moyens relativement petits. Il a donc des besoins : un bureau de prod, un lieu de stockage où il peut aller et venir à tout moment. Le théâtre peut le permettre. C’est une manière de coproduire qui casse les idées reçues quant à la contribution d’un théâtre à un cinéma en émergence. Cela participe à nous positionner dans un paysage culturel plus large, et à nous conforter en tant que lieu en capacité d’innovation.
Comment se porte la Ferme du Buisson aujourd’hui, et comment son avenir se présente-t-il ?
Marion Fouilland-Bousquet : En 2022, il n’y a eu que deux recrutements : le mien et celui du directeur du Centre d’art contemporain. Notre conseil d’administration s’est engagé à ne pas baisser les subventions structurelles. Mais de fait, cela représente une baisse effective à cause de l’inflation. On a voté une convention pluriannuelle d’objectifs sur quatre ans. La question qui se pose est la suivante : quels nouveaux financements et quelles manières nouvelles de travailler pour combler le manque à gagner sur le disponible artistique ? Si l’on ne change rien à nos manières de faire, il est clair que nous allons creuser un déficit qui s’augmentera chaque année. Ce n’est pas l’engagement que j’ai pris. C’est une mobilisation complète pour chercher des ressources nouvelles en cohérence avec le projet. Cela passe par la mise à disposition d’espaces, le mécénat, des appels à projet spécifiques qui font sens avec le projet, auxquels on répond pour mieux doter l’activité. Mais c’est aussi un travail d’examen de nos manières de travailler, afin d’optimiser nos manières de faire sans perdre en qualité.
Quelles réponses y trouvez-vous ?
Marion Fouilland-Bousquet : Dans les ressources, il y a le développement du mécénat. Dès mon arrivée, nous avons candidaté à un appel à projet de France 2030, et avons été lauréats de la première phase. Il y a aussi la mise à disposition de nos sept plateaux. Côté mécénat, on va beaucoup à la rencontre des entreprises du territoire. J’aime l’idée d’amener des équipes de théâtre ou de centre d’art contemporain à comprendre que l’on peut avoir des conversations très intéressantes avec des gens qui travaillent dans l’industrie. Nos cœurs de métiers sont mis en jeu dans cette capacité nouvelle à parler avec des gens qui ne sont pas de notre métier. Je tiens à cette ouverture au monde, à faire partie de la société. L’agglomération dans laquelle est implantée la Ferme du Buisson accueille des épreuves des JOP : il était évident que l’on devait jouer le jeu, au même titre que les autres acteurs du territoire. Cela, sans sacrifier nos cœurs de métiers, avec des artistes que l’on défend de toute façon.
Tout ce travail par nécessité économique, ça ne pèse pas trop lourd ?
Marion Fouilland-Bousquet : C’est une chose qui me stimule. Je suis terrifiée par la plainte. Je suis dans la lutte avec l’ensemble de mes collègues, mais je me sens plus utile en activant des endroits de possibles. Ce n’est pas une énergie de désespoir ! Je partage le désarroi et la peine de tous face à l’effritement du service public. En pur produit de la décentralisation, ce délitement me rend éminemment triste. Mais je sens qu’il est plus juste d’“agir dans mon lieu“, pour paraphraser Édouard Glissant. Je ne peux pas incarner la plainte, aussi parce qu’il y a une équipe de quarante permanents sans cesse à la Ferme du Buisson. On travaille aujourd’hui très différemment d’hier. C’est pour ça que je trouvais important, aussi, d’élaborer la programmation du festival en complicité avec l’équipe de la Ferme du Buisson et avec des personnalités extérieures. Ce groupe, qui n’est pas figé, nous nourrit. Oui, toutes ces démarches sont fatigantes, mais il y a aussi du bon à en tirer. Il faut faire les bons choix et être aux bons endroits. On peut s’épuiser dans une course effrénée aux appels à projets, c’est sûr, comme on peut perdre son âme avec le développement du privé. C’est aussi pour cela que je tiens à créer des liens entre les générations, à lier les militances de demain avec celles de ceux qui m’ont appris le métier : si on réussit ça, quelque chose s’en dégage. Dans le documentaire de Sandrine Dumas, Marilú Marini raconte une force de vie incroyable. Ce qui est vrai, c’est que le contexte fait qu’on parle davantage. Dans le métier, dans les équipes, on s’écoute plus qu’avant.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Festival Théâtre & Cinéma
La Ferme du Buisson
Allee De La Ferme, 77186 Noisiel
Du 24 au 27 avril 2024