Immense et vide, la grande salle de réception du Cercle naval est éclairée d’un soleil qui fait se réjouir, ce jour-là, les habitants de Brest. Au milieu, il y a une table ronde ceinte par six fauteuils et recouverte d’une épaisse nappe blanche que fait rougir une petite lampe posée dessus. Le lieu, Sylvain le connaît bien. C’est là qu’il se rendait, tous les Noël, toutes les Pâques et pour chaque grande occasion, quand il était enfant et que son père, comme beaucoup d’autres Brestois, travaillait dans la Marine. Le parcours d’un fils de milieu pauvre jusqu’au rang d’officier, la crainte des dorures qui en imposent, la fierté d’une famille. Les départs en mer, aussi, et les “familygrams” à vingt mots envoyés par les familles aux marins, et dont certains seront donnés à lire à la lampe frontale à des spectateurs déjà très émus : ces choses-là, Sylvain les raconte d’autant mieux qu’il les a vécues.
Faire parler les Brestois
C’est tout le principe de 24 Heures avant demain : faire parler les Brestois, solliciter la mémoire vivante d’une ville en choisissant quelques témoins pour éclairer, par l’anecdote et le détail, une forme de vie commune à un territoire. Le témoignage, l’oralité, Caroline Melon sait les orchestrer. À Bordeaux, elle a dirigé pendant douze ans Chahuts, l’association et le festival dédiés aux arts de la parole. Depuis, sa compagnie De Chair et d’os creuse le sillon. Ici, c’est à deux, avec son collaborateur de longue date Jonathan Macias, qu’ils ont travaillé.
En 2021, les artistes plongent en immersion dans la ville, ses histoires et sa population, sans aucune construction en tête. Ensuite, à partir de 2022, le projet prend forme : celle d’une occurence étalée sur deux jours et les sept quartiers de la ville, vingt-et-un rendez-vous secrets aux noms plus ou moins suggestifs (“Panthère et lycra”, “Soirée diapo”, “Le syndrome de Florence”), tous associés d’une rencontre avec un ou une Brestoise, lesquels partagent avec des petits groupes de public un bout de leur vie.
De l’authentique et du vécu
Organisé en collaboration par le Fourneau – Centre national des arts de la rue et de l’espace public et le Quartz – Scène nationale de Brest, 24 heures avant demain, par la force d’équipes mises en commun, aura plongé Brest entre deux eaux : le théâtre et son dehors, la fiction et le réel, dans la noble tradition des arts de la rue.
L’exercice n’est pas simple, c’est même un sacerdoce, pas seulement logistique mais aussi artistique. Il y a certes des gens contents de témoigner et d’autres heureux d’entendre d’autres histoires résonner avec la leur. Faire théâtre, même hybride et éphémère, avec cela, c’est une affaire légèrement autre. La réussite réside, ici, dans l’ampleur émotionnelle du matériau recueilli, dans la mise en scène de la rencontre et dans l’attention portée au décor que la ville offre en puissance. Il faut reconnaître à Caroline Melon et Jonathan Macias un sens certain de la construction et du détail. D’un lieu à l’autre, d’une voix à l’autre, le réel aura pris avec eux, par moments, l’épaisseur dramatique de la fiction.
Ville-palimpseste
Au milieu des portants remplis de costumes, Hélène, employée du Quartz depuis trente-cinq ans, se souvient de ses débuts en tant qu’habilleuse : un job accepté au débotté après avoir été refoulée aux portes d’une formation de graphiste, la découverte du travail d’habilleuse, les débuts dans les coulisses du Cabaret de Jérôme Savary, qui étrennait en 1988 la scène nationale. « Wilkommen, bienvenue, welcome », chante une petite radio en fond.
Philou, le cuisinier d’une cantine associative, invite chaque groupe de participants à cuisiner un plat pour le groupe à venir. Charles, le patron du Vauban, auberge historique cachant une salle de spectacle mythique au sous-sol, raconte comment y sont nés des artistes comme Miossec ou Dominique A. Il y a aussi Casto, Louisa, Élisabeth et les autres, autant d’inconnus avec des choses à raconter. Cette toile de souvenirs compose le portrait d’une ville complexe, dont le présent est hanté par les chocs traumatiques : la guerre, les bombardements, l’explosion de l’abri Sadi-Carnot où s’étaient réfugiés plusieurs centaines de Brestois, le naufrage de l’Amoco Cadiz et sa désastreuse marée noire…
« C’est une ville-palimpseste », explique Caroline Melon. Une ville de strates, construite sur des gravats, sur les restes d’une autre Brest que beaucoup d’habitants savent exister sous leurs pieds mais ne voient pas. Les rendez-vous vont donc volontiers dans les sous-sols : ceux de la Cinémathèque, où sont rangées les pellicules, ou celui de l’église Saint-Louis, rebâtie sur les vestiges de son ancêtre. C’est alors une histoire de fantômes qui s’écrit en filigrane, révélée par le puzzle fictionnel que des jeunes comédiens du CRR délivrent par bribes. Pendant 24h, Brest s’est ainsi mise au diapason d’une intervention artistique à la fois secrète et dépliée en plein jour. Aujourd’hui, cette intervention réactive une histoire et une mythologie locales. Demain, elle en fera partie.
Samuel Gleyze-Esteban, envoyé spécial à Brest
24 heures avant demain
Le Quartz – Scène nationale de Brest
Le Fourneau
29200 Brest
Les 13 et 14 avril 2024