Comment est née l’idée de porter le roman au plateau ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Depuis notre rencontre en 2015, nous suivons les projets l’une de l’autre et échangeons régulièrement sur notre travail. Nous nous accompagnons. Quand le roman a commencé à s’écrire, Justine a lu les premières pages. Des visions de corps lui sont apparues qui nous ont semblé être le point de départ d’une troisième création ensemble. Nous avions envie de nous retrouver au plateau. Par ailleurs, la forme romanesque constitue un territoire de rencontre nouveau pour nous, qui nous permet d’expérimenter d’autres dynamiques dans l’entrelacement de nos écritures.
Comment s’est fait la rencontre entre vous deux ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Nous nous sommes rencontrées à l’occasion d’un Sujet à Vif présenté au festival d’Avignon 2015. Nous avons eu un coup de foudre artistique réciproque. Nous avons reconnu l’une chez l’autre une intensité, une frontalité, une noirceur innervée de vitalité, une certaine colère, aussi, et un rapport puissant au symbolique, à l’onirique. Et puis, nous partageons des obsessions, la nécessité de porter des récits de femmes en lutte, de parler des violences que subissent les femmes au quotidien. Dès cette première maquette (Est), nous avons eu le désir d’être chacune déplacée par le langage de l’autre. Pauline en mettant en jeu son corps au plateau, Justine en tressant une chorégraphie à de la langue écrite. Nous poursuivons cette recherche en éprouvant des protocoles et des dispositifs différents pour chaque forme que nous créons. L’Âge de détruire est à ce jour notre proposition la plus performative.
Est-il important pour vous de ne pas avoir une approche littérale de l’œuvre mais plutôt une approche gestuelle ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Le corps permet de raconter ce que le texte ne dit pas. Pauline a une écriture qui creuse l’invisible, l’indicible, qui dialogue avec l’inconscient. Ces zones troubles du livre ouvrent des portes à l’écriture du mouvement. Justine s’appuie sur des sensations, des émotions, ce qui travaille en profondeur les personnages. Il ne s’agit pas d’illustrer ou de traduire les événements de l’histoire, plutôt de faire apparaître des états intimes secrets, de créer des gros plans sur des détails de corps et d’espace, d’écrire un hors-champ possible des pages.
Comment avez-vous travaillé l’adaptation ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Le travail s’est fait en plusieurs temps. Nous savions dès le départ que nous ne voulions pas « adapter » le roman au théâtre. Un roman, c’est avant tout une langue, et il nous semblait nécessaire de la faire entendre. Nous avons commencé par nous immerger dans cette langue, appréhender les questions qu’elle adresse au plateau. Dans le livre, l’espace joue un rôle important. L’histoire se raconte par le lieu et les objets qu’il contient. La langue décrit, s’attarde, détaille les pièces de l’appartement. Les descriptions posent un défi au plateau, à l’écoute de la salle, le premier à partir duquel nous avons travaillé. Un autre enjeu du travail a été le traitement de la violence. Nous voulions mettre en avant un geste de réappropriation d’un récit de violence, qui est aussi un geste d’émancipation : deux femmes s’épaulent pour porter et mettre en partage cette histoire. De là s’est imposée une approche performative, à côté du théâtre. Nous nous passons la parole pour incarner le récit, et non les personnages. Pour l’adaptation elle-même, nous avons fait le choix de nous concentrer sur les figures d’Elsa et de sa mère dans l’espace de l’appartement (renonçant à d’autres lieux et personnages du roman). Nous avons isolé des séquences du texte que nous avons ensuite sculptées, découpées dans la matière même du livre, sans les réécrire, de manière à les tresser à l’écriture du mouvement.
Comment s’est passé la collaboration ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Nous travaillons ensemble depuis neuf ans. Avec le temps, nous avons nourri un univers commun et une méthode de travail singulière. Nous nous connaissons et nous comprenons très bien, nous avons appris le langage l’une de l’autre. Par ailleurs, Nous nous sommes senties très libres sur cette création. Nous faisons confiance à nos intuitions, à nos envies, à où elles peuvent nous mener. Notre collaboration est sororale, à la fois artistiquement, personnellement et politiquement.
Pauline, c’est la première fois que l’on vous voit au plateau. Qu’est-ce que cela fait de porter ses propres mots ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Il y a quelque chose dans l’occupation du plateau qui est proche de l’état du personnage d’Elsa dans l’appartement : elle cherche sa place dans un espace qui ne lui est pas familier, trace son chemin à l’intérieur. J’ai travaillé le texte comme une lectrice-narratrice, au plus proche de la langue et des images du texte. Pour ce faire, il faut le redécouvrir, me le rendre étranger, me laisser déplacer par lui. Cet exercice d’oubli n’est pas évident après avoir passé des mois à le relire. C’est aussi une joie d’inverser le rapport de force avec le texte, de le sentir plus fort que moi, d’éprouver tout ce qu’il contient et qui m’échappe encore. Porter le texte au plateau, c’est aussi aller au bout du geste, pour moi, me confronter physiquement à la question : comment faire entendre la violence ? Sans la redoubler, sans s’y dérober.
Avez-vous d’autres projets en commun ?
Pauline Peyrade et Justine Berthillot : Plus d’un. Nous ne sommes jamais loin l’une de l’autre.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’âge de détruire d’après le roman éponyme de Pauline Peyrade
Paru aux Éditions de Minuit en 2023
création janvier 2024 dans le cadre du Festival les Inspirantes aux Quinconces
Tournée
11 au 23 mars 2024 au Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Paris
15 et 16 mai 2024 à la Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
Mise en scène et adaptation de Justine Berthillot et Pauline Peyrade
Avec Justine Berthillot et Pauline Peyrade
Chorégraphie de Justine Berthillot
Collaboration à la scénographie – James Brandily
Création et régie son de Guillaume Léglise
Collaborateurs artistiques de Rémy Barché, Mosi Espinoza & Esse Vanderbruggen
Création lumière et régie générale – Aby Mathieu