Pendant plus de deux mois, la cité phocéenne se met à l’heure très contemporaine avec la Biennale des écritures du réel, sur l’instigation du Théâtre La Cité. Pour cette septième édition de l’événement, ce sont plus de vingt lieux qui prennent part à une programmation destinée à mettre en lumière des textes ancrés dans notre réalité, ou dans celle que nous ne voyons pas. C’est au Théâtre Joliette que cet opus 2024 s’est ouvert le 20 mars, là où il se clôturera également le 25 mai prochain. Parmi les premiers rendez-vous de cette biennale, le théâtre marseillais s’est ainsi concentré tour à tour sur les souffrances du monde ouvrier et sur la question migratoire, deux thématiques venues tracer les premiers traits d’un portrait du monde.
À la ligne comme à l’usine
Le bruit n’est pas vraiment désagréable, au premier abord. Quelques coups métalliques, des machines qui tournent à plein régime quelque part au loin, un bruit lancinant qui plane vaguement au-dessus de nos têtes. Mais il ne faudra pas longtemps pour que le son nous écrase tout à fait. On ne l’aura pas senti venir et pourtant on s’y attendait, un peu comme cet homme venu partager son récit, celui d’un intérimaire qui enchaîne les missions en usine en espérant pouvoir un jour s’en passer.
Le corps et la voix sont ceux du comédien Julien Pillet, seul au plateau pour porter les paroles — multiples en dépit d’un récit à la première personne — d’un monde ouvrier à bout de souffle. Les mots sont ceux de l’écrivain Joseph Ponthus, disparu en 2021, dans cette adaptation de son premier roman autobiographique, À la ligne. Dans ce texte comme dans la mise en scène de Michel André, pas de place pour les fioritures. Tout espace de liberté a été rongé par le tempo des temps modernes. L’écriture ne se veut pas poétique, elle doit être efficace comme une ligne de production agroalimentaire qui ne laisse même plus le temps de chanter entre collègues.
Pensée comme le white cube d’un musée d’art contemporain où les rideaux en plastique opaque ont remplacé les cloisons, la scénographie de Margaux Nessi devient le lieu de tous les possibles. Dans cet espace sans véritable frontière cohabitent l’imaginaire et le réel, le mental et le physique, en somme une zone purgatoire comme celle traversée par Ponthus entre la trime et la plume. Ici on expose le travail de l’ouvrier comme les carcasses d’animaux, le tout pendu à des crochets d’où on imagine le sens couler. Dans la lignée des penseurs de la lutte des classes, cette adaptation scénique d’À la ligne ouvre une fenêtre rare sur la situation ouvrière de notre siècle. Par extension, c’est tout un pan de notre société qui est ainsi sensiblement mis à nu au plateau.
Portraits sans paysage, acteurs sans frontière
Dans un autre registre, si la thématique migratoire a pris une place prépondérante sur nos scènes ces dernières années, les problématiques qu’elles soulèvent sont loin de nous être exclusivement contemporaines. C’est précisément ce que rappellent les artistes belges du Nimis Group au travers de leur spectacle-conférence Portraits sans paysage. Retraçant l’historique des politiques de gestion des migrants depuis la Seconde Guerre mondiale, et allant jusqu’à puiser — joliment — dans la peinture du Caravage les concepts de charité, les comédiens viennent questionner la géopolitique qui régit les relations internationales.
Ce spectacle pourrait prendre place dans n’importe quel autre lieu. La scène de théâtre n’en est de toute façon pas une, la théâtralité elle-même ne vient que ponctuellement et rapidement illustrer certains propos. Fruit d’un long travail de recherches, de rencontres et d’investigations, Portraits sans paysage utilise en effet l’art dramatique comme outil d’expression, dans un lieu conçu pour l’écoute. Une fois ce cadre posé, l’essentiel ne tarde pas à s’imposer. Le constat d’un système international défaillant, de montages financiers à base de corruption, d’hypocrisie et de communication vont bon train, au gré des témoignages des uns et des autres qui appuient, parfois avec beaucoup de puissance, sur les dysfonctionnements du monde.
Il reste toutefois difficile de se défaire d’un esprit moralisateur — par ailleurs pleinement affirmé — dans ce format conférence théâtralisée qui prend rapidement le visage d’un manifeste militant. Les associations humanitaires, dans la salle comme à l’accueil du théâtre, rappellent au passage le véritable enjeu de cette représentation : faire entendre la réalité des choses. Ici toutes les frontières ont été gommées, celles entre les états du monde comme celles entre le théâtre et le réel, pour fantasmer un autre possible basé sur l’utopie de la Charte de Palerme – qui considère en substance le droit inconditionnel à la mobilité comme inaliénable. Toujours est-il que ce spectacle prend pleinement sens dans le cadre qui l’accueille. La septième Biennale des écritures du réel s’élance, entre le port de Marseille et ses docks, dans une dynamique qui lie le théâtre à son actualité.
Peter Avondo, envoyé spécial à Marseille
Biennale des écritures du réel
Un festival organisé par le Théâtre La Cité
Du 20 mars au 25 mai 2024
À la ligne de Joseph Pontus
Théâtre Joliette les 22 & 23 mars 2024
mise en scène de Michel André
collaboration artistique – Michel André & Julien Pillet
avec Julien Pillet
lumière d’Yann Loric & Jade Rieusset
son de Josef Amerveil
scénographie & costume de Margaux Nessi
accompagnement chorégraphique – Geneviève Sorin
Portraits sans paysage du Nimis Group
Théâtre Joliette les 20 & 21 mars 2024
porteuse de projet – Anne-Sophie Sterck
mise en scène, dramaturgie & interprétation – Jeddou Abdel Wahab, David Botbol, Pierrick De Luca, Tiguidanké Diallo Tilmant, Fatou Hane, Anne-Sophie Sterck, Sarah Testa en alternance avec Yaël Steinmann & Anja Tillberg en alternance avec Olivia Harkay & Marion Lory
participation à l’interprétation – Florent Arsac en alternance avec Célia Naver, Nicolas Marty & Lucas Hamblenne
co-mise en scène & dramaturgie – Yaël Steinmann
écriture d’Anne-Sophie Sterck & collective
assistants général Ferdinand Despy & Jean Leroy
création son, régie son & arrangement chant – Florent Arsac
création lumières & direction technique – Nicolas Marty
création scénographique – Val Macé
création costumes – Eugénie Poste
régie plateau Lucas Hamblenne