Seule derrière un pupitre, Carole Thibaut enchaîne les diapositives. Pour une petite heure, la comédienne se fait conférencière pour que dialoguent son histoire familiale avec celle de sa ville natale, Longwy. En documentant son enfance au cœur d’une petite ville lorraine en crise, l’artiste donne à voir l’érosion de la masculinité.
Une ville-usine mythique
Longtemps, cette ville de l’Est a fait l’objet d’une fierté nationale. Il ne reste aujourd’hui plus rien de ce haut lieu de la production sidérurgique qu’on a même comparé au Texas. Comble de l’ironie, Longwy se prononce « long-vie ». Quand la productivité de l’usine est mise en doute à la fin des années 1970, l’Histoire avec sa grande hache, comme l’écrivait Georges Pérec, fait alors un détour par la Lorraine. Les ouvriers perdent leur emploi, et avec lui, tout un cadre de vie où travail, sociabilité et imaginaires dépendaient de ces cinq fourneaux mythiques.
Carole Thibaut, directrice du Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon, se penche sur la micro histoire d’un lieu auquel son père dit avoir consacré son existence. Alors qu’elle mène l’enquête, l’artiste découvre des pans moins reluisants de son héritage familial. Pour insuffler du sens et de la valeur à son environnement professionnel et donc à sa vie, son père a élaboré tout un narratif : la trajectoire romanesque d’une famille d’origine belge qui par son seul mérite se serait hissée à la tête de la « meilleure usine du monde ».
Longwy derrière le rideau de fumée
En vérité, la ville n’a d’ailleurs rien d’un eldorado. La méritocratie n’existe pas plus à Longwy qu’ailleurs. La ségrégation entre les différentes vagues de l’immigration est structurante et la commune sera le théâtre de violences policières en réponse aux mobilisations sociales des ouvriers.
L’histoire qui s’écrit à travers les mots de son père est celle d’un ordre social verrouillé. Chacun à son poste, « c’est ça, l’usine » claironne-t-il fièrement. Ce récit est celui de la blanchité. Il y a les ouvriers d’un côté, les algériens et les marocains de l’autre. Une affaire d’hommes. L’ingénieur pérore à souhait sur le monde de l’usine et à travers les règles tacites qu’il donne à voir, c’est toute une image d’Épinal qui se dessine. Et comme dans toutes les grandes histoires, les femmes n’ont pas voix au chapitre.
Avec une implacable précision, Carole Thibaut met à mal le roman familial dans lequel son père s’est donné le beau rôle. L’occasion de mettre en lumière le travail de Lorraine Cœur d’Acier (LCA), radio pirate de la CGT et plus généralement de donner à voir toutes les existences qui se sont écrites dans la marge.
Une conférence incarnée
Les apparences sont trompeuses, derrière le pupitre, c’est bien la comédienne qui parle et travers elle, des voix qui se répondent. D’abord, il y a celle du père, sentencieuse, pétrie de certitudes. Une voix qui exprime de grands principes irrévocables alors même que le système auxquels ils obéissent se grippe. Ensuite, il y a celle de Carole Thibaut, l’enfant. Cette voix qui s’est tue pour obtenir la validation paternelle ou à défaut, ne pas provoquer sa colère. Et il y a cette voix amère, rauque, sourde. Celle qui démystifie le roman familial, décortique les sous-entendus et déracine cette petite fille.
Avec une humanité rare, l’artiste offre un second souffle à ce passé ouvrier. Loin d’une image de carte postale où femmes et immigrés sont relégués au hors-champ, Longwy-Texas trace au contraire une fresque qui a sa part d’ombre. Crue, précise, radicale, Carole Thibaut n’en est pas moins subtile. C’est là la force de ce récit à travers lequel résonne ceux de petites villes et donc de familles que la désindustrialisation a frappé de plein fouet.
Aujourd’hui, un terrain vague a remplacé les fourneaux de la ville. Ce seul-en-scène est comme la première pierre d’un nouvel édifice.
Mathis Grosos
Longwy-Texas de Carole Thibaut
créé en février 2016 au Carreau – Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
du 4 au 6 mars 2024
Conception et interprétation – Carole Thibaut
Régie générale – Patrice Gelmi