Adapté du roman de l’auteur suédois Stig Dagerman, L’Enfant brûlé de Noémie Ksicova s’étire en long (2h20) et en profondeur (un décor à double fond) pour raconter l’histoire d’une famille brisée par la mort de la mère. Bengt a vingt ans lorsque le décès survient ; la famille de trois s’effondre et laisse place à un face-à-face entre l’enfant et le père. Alors que second essaie de refaire sa vie, le premier s’enferre dans le refus : sécession avec les vivants et construction d’un mythe de pureté l’absolvant de tous ses torts.
Publié en 1948, le roman de Dagerman sonde la construction d’un homme en l’absence de la figure maternelle, et décrit avec courage un rapport incestueux : le père de Bengt, non sans précautions, ramène une nouvelle femme dans le foyer, Gun, laquelle se voit d’abord répudiée par le jeune homme avant de finir dans son lit après avoir quitté sa robe si semblable à celle que portait la disparue. À l’ouverture de la pièce, avant que les lumières s’allument, un dialogue enregistré installait la relation d’amour qui liait l’enfant à sa mère, l’agrippement de la main de l’un au bras de l’autre.
Silences
Cette ouverture en négatif, qui pousse le lien maternel jusqu’à son extrémité, fait de la pièce qui suit son revers dysfonctionnel. En entretenant des rituels mémoriels — se pencher à la fenêtre, allumer un cierge —, Bengt s’invente un temps cyclique qui l’arrime à l’enfance. Mais dans le même temps, sa masculinité se forme et prend de plus en plus de place : Théo Oliveira Machado, le corps grand et musclé mais le visage adolescent, caractérise précisément cet entre-deux. Lorsque la famille accueille Gun (Cécile Péricone) à dîner pour la première fois, la machine s’enraye : le père (très bon Vincent Dissez) s’efface, la belle-mère tente de garder la face ; Bérit (Lumîr Brabant), la copine de Bengt, arrange la nappe et meuble la conversation.
Noémie Ksicova, un peu comme Bergman, loge dans les silences de cette famille cassée la vérité des personnages : la latence, les passages au noir finissent par matérialiser le vide laissé par la morte. La pièce est séquencée par des lettres lues par leurs destinataires. Celles-ci dévoilent autant des non-dits que qu’elles prolongent ce que les ellipses écoutrent — la pièce signifie mais ne montre pas entièrement le suicide, elle ne montre pas non plus le viol commis par Bengt sur Bérit, plaçant la menace de la brutalité à l’endroit qui lui revient : celui d’une zone-limite contre laquelle s’organisent les dynamiques de pouvoir.
Cette machine cruelle trouve ici une forme visiblement très pensée. Mais le rythme claudiquant dont elle fait le parti-pris résulte tout de même dans une impression d’incomplétude, comme si le déséquilibre visé échouait à s’accomplir pleinement. Le théâtre sonne par moments trop vide, et c’est d’autant plus dommage que la metteuse en scène a l’intelligence d’avancer sans complaisance ni posture morale, avec une intuition juste de l’adaptation, faisant résonner fort le roman de 1948 avec les questions qui entourent les masculinités aujourd’hui.
Samuel Gleyze-Esteban
L’Enfant brûlé d’après Stig Dagerman
Odéon – Théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier
Du 27 février au 17 mars 2024
Durée 2022
Adaptation Noëmie Ksicova
Scénographie Anouk Dell’Aiera
Lumière Nathalie Perrier
Composition musicale, création sonore Bruno Maman
Son, collaboration à la création sonore Mélissa Jouvin
Costumes Caroline Tavernier
Dramaturgie Aurélien Patouillard
Traduction Élisabeth Backlund
Dressage, accompagnatrice du chien Victorine Reinewald
Assistant à la mise en scène Antoine Hirel
Collaborateurs Jean-Philippe Bocquet, Marine Mussillon, Carole Willemot
Avec Lumîr Brabant, Vincent Dissez, Théo Oliveira Machado, Cécile Péricone et le chien Mésa