Entouré d’un écrin de verdure, bien loin de l’effervescence du Vieux-Port, Le théâtre des Calanques, entièrement refait en 2017, est un îlot artistique des plus chaleureux. Fait de bois, entièrement conçu de manière écoresponsable, il est un des rares lieux en France entièrement dédiés à la production de spectacles. Dans le hall, là où des tables dressées accueillent le public avant et après le spectacle, il n’est pas rare de croiser un artiste en résidence. Ici, c’est à la bonne franquette. Le lieu est à l’image de la compagnie NoNo, co-dirigée par Serge Noyelle et Marion Coutris : sympathique, chaleureux et profondément humain. Dans ce cadre idyllique, bucolique, les deux artistes cultivent l’art de créer autrement, de puiser dans des univers très plastiques pour inventer des œuvres singulières, esquisser des fresques vivantes.
Fantasmagories picturales
Depuis plusieurs décennies, un tableau, Les Masques scandalisés (1883), hante régulièrement les pensées de Serge Noyelle. Il était encore étudiant aux beaux-arts quand il découvre le travail inclassable de James Ensor, peintre belge, connu pour ses engagements anarchistes. Un homme portant un étrange masque est assis à table, devant lui, une porte s’ouvre, un personnage insolite lui fait face. Est-ce un homme grimé, une vielle femme ? Tout est possible. Le peintre n’impose aucune vision, il préfère suggérer, laisser les esprits vagabonder, inventer des fictions. Partant de l’idée que chaque porte fermée cache un monde inconnu, inquiétant et surprenant, le metteur en scène et la dramaturge Marion Coutris se laissent porter par la puissance évocatrice de l’imaginaire ainsi que par l’œuvre expressionniste et carnavalesque de l’artiste avant-gardiste du tournant du XXe siècle.
Extrêmement pictural, La Porte d’Ensor, telle une toile blanche, ne s’embarrasse d’aucun décor superflu, d’aucune afféterie. La scène est nue. Seuls deux immenses ventaux font face au public. Alors que la salle plonge dans le noir, une silhouette apparait, celle d’un homme en chapeau melon et pardessus sombre, qui semble sortir tout droit d’un des célèbres tableaux de Magritte. À pas pressés, il se dirige vers l’étonnante porte, l’observe et s’y engouffre, se laissant séduire par toutes les promesses qu’elle dissimule. Aussitôt, un double de ce dernier arrive des coulisses et suit le même chemin. Ainsi de suite, par touche, le plateau se peuple d’étranges et surréalistes créatures. L’immersion dans l’univers pictural d’Ensor se fait de plus en plus apnéique.
Fresques animées
Masques inquiétants, figures grimaçantes, motifs sépulcraux, squelettes, costumes extravagants, investissent l’espace en une farandole macabre. Ainsi, par un tour de magie et une belle ingéniosité scénique, la peinture de l’artiste ostendais prend vie sous les yeux des spectateurs, qui se trouvent comme happés dans la toile. Conjuguant expressionnisme et burlesque en une folle mascarade, Serge Noyelle et Marion Coutris donnent à voir les tourments obsessionnels de l’artiste, son goût pour le grotesque, sa vision radicale et sarcastique du monde qui l’entoure. Tout n’est que poésie, fantasme et cauchemar.
Portée par les musiques adaptées et réarrangées par l’accordéoniste Rémy Brès-Feuillet, la troupe du théâtre NoNo — Marion Coutris, Pascal Delalée, Nino Djerbir, Andrés García Martínez, Camille Noyelle, Hugo Olagnon, Leonardo Santini, Geneviève Sorin et Bellkacem Tir — habite par la voix, le corps et le mouvement cette cohorte de personnages, lui insufflant une belle humanité dégingandée. Plus figuratif qu’explicite, l’ensemble ne cherche pas tant à dire qu’à faire ressentir. C’est l’émotion pure, brute, intense qui affleure de partout. La vie déborde du plateau, des œuvres de l’artiste qui défilent sur grand écran derrière les deux battants de bois et offre le visage sans fard d’une humanité tant horrifique que magnifique.
Loin de vouloir lever le voile sur les mystères du cas Ensor, Marion Courtis et Serge Noyelle esquissent un objet théâtral entre performance onirique et dimension plastique. Pensé comme le miroir de nos désillusions, La Porte d’Ensor est une fantaisie baroque et grand-guignolesque où le laid et le beau, le monstrueux et le merveilleux s’unissent en une éblouissante étreinte artistique. Un moment suspendu d’un rare esthétisme !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Marseille
La Porte d’Ensor de Marion Coutris
Théâtre des Calanques
35 traverse de Carthage
13008 Marseille
Jusqu’au 30 mars 2024
tournée en préparation pour la saison prochaine
Dramaturgie de Marion Coutris
Mise en scène et scénographie de Serge Noyelle
Lumières de Serge Noyelle & Cédric Cartaut
Vidéo de Cédric Cartaut
Son de Bastien Boni
Régie générale – Thibault Arragon de Combas
Composition musicale de Marco Quesada, Patrick Cascino et Purcell, Monteverdi, Haendel
Adaptation lyrique et accordéon – Rémy Brès-Feuillet
Avec Rémy Brès-Feuillet, Marion Coutris, Pascal Delalée, Nino Djerbir, Andrés García Martínez, Camille Noyelle, Hugo Olagnon, Leonardo Santini, Geneviève Sorin, Bellkacem Tir
Bande sonore – Patrick Cascino (piano), Didier Lévêque (accordéon), Magali Rubio (clarinette), Marco Quesada (guitare), Charly Thomas (contrebasse).