Entre les bottes de foin dont les effluves montent jusqu’aux gradins et sous un ciel-écran rendu infini par deux miroirs, tous les personnages du roman de Marieke Lucas Rijneveld se croisent. La jeune fille, protagoniste sans nom, vit seule avec son père paysan (Bart Slegers), lequel gère tout seul son exploitation après le départ de la mère et le décès du frère. Un vétérinaire (Hans Kesting) venant sauver les bêtes de la grippe bovine qui s’abat sur la ferme lui met le grappin dessus et exerce sur elle une emprise croissante jusqu’à la violer plusieurs fois. Des flash-backs, souvenirs de l’enfance du monstre, dévoilent que sa propre mère (Katelijne Damen) l’abusait sexuellement.
Tabou
Le roman fonce toutes cornes dehors vers des sujets insoutenables ou tabous : la pédophilie, l’inceste, ou « l’envie du pénis » d’une jeune fille en possible voie de transition. Il en faut, du courage, pour mener cela de front, et on peut en imputer beaucoup aux comédiens, Eefje Paddenburg en tête, superpuissante dans le rôle de l’adolescente. D’autant que ceux-ci voient bien les spectateurs dévaler par grappes les escaliers pour courir plus ou moins bruyamment vers la sortie. On n’avait pas vu ça depuis longtemps, pas même pendant Bérénice, et on se dit qu’un scandale pourrait bien en remplacer un autre, seulement celui-ci paraît un peu moins contrôlé que celui qu’ont signé le duo Castellucci-Huppert. Ici, une spectatrice crie « À bas le patriarcat ! » avant de quitter la salle.
Il faut dire que Mon bel animal, au moment de prises de parole retentissantes de victimes de violences pédophiles, déploie avec un certain jusqu’au-boutisme toutes ces images que l’on voudrait pouvoir conjurer une bonne fois pour toutes. La pièce se consacre toute entière à les faire advenir : d’abord le rapprochement progressif des mains de l’adulte sur le corps, puis l’insupportable escroquerie du baiser pédophile sur l’air romantique d’I Will Always Love You — l’ironie épousant le mensonge du criminel qui agresse sous couvert d’un prétendu amour, thèse à laquelle le spectacle désamorcera tout crédit, heureusement. Et un viol, puis deux, puis trois, figurés de front, culotte baissée, cul face public, traînées de sang au sol.
Un retour du refoulé
L’évocation de la pédocriminalité ne peut être que désagréable, on le sait. Mais il y a quelque chose de mal enclenché, ici, dans ce retour du refoulé qui met le spectateur à la peine, à quelque niveau de réflexivité que ce soit. C’est que la position de l’écrivain n’est pas celle du metteur en scène. On voudrait bien savoir à qui s’adresse ce rejeu naturaliste, avec force détails, des actes de la violence, alors même que le parti-pris scénique décolle précisément du réel. En d’autres mots, que la mère apparaisse à jardin pour regarder chaque viol de l’adulte sur l’enfant ne produit rien sur un spectateur déjà terrassé par l’image du viol ; que Freud s’invite littéralement sur scène ne fait pas plus, sinon redondance. Qu’Hitler en postiche apparaisse, en revanche, agace.
Peut-être que Mon bel animal tombe mal, c’est-à-dire au moment où ce deuxième MeToo du cinéma français pose une bonne fois pour toutes que la réalité de la violence n’a en fait pas grand chose à voir avec la représentation et se règle sur d’autres terrains — sauf quand, à la négative, les œuvres répètent sur le plan symbolique la violence qui anime leurs conditions d’existence matérielle. Ce qui gêne peut-être le plus ici, c’est l’impression de confort qui accompagne la maîtrise scénique d’Ivo Van Hove. Ce confort ne sera mis en péril ni par la dramaturgie, encore moins par la machinerie qui tourne rondement et à moyens relativement grands. Pas non plus par cette fin en forme de concert de rock, loin de suffire à renverser l’ordre symbolique que la pièce n’aura fait que reproduire, rejouer, même si l’on veut bien croire que cela s’est passé à son corps défendant.
Samuel Gleyze-Esteban
Mon bel animal d’Ivo van Hove
Grande halle de la Villette
211 Av. Jean Jaurès, 75019 Paris
Du 28 au 30 mars 2024
Durée 2h20
Réalisation et adaptation Ivo van Hove
Avec Hans Kesting, Eefje Paddenburg, Katelijne Damen, Bart Slegers, Minne Koole
Adaptation de l’accompagnement et conseils dramaturgiques Bart Van den Eynde
Scénographie et éclairage Jan Versweyveld
Costumes An D’Huys
Paroles de chansons Lucas Rijneveld
Composition des chansons Wende Snijders et Koen van der Wardt
Musique et conception sonore George Dhauw
Conception vidéo Christopher Ash
Musicien Roos van Tuil