Hamlet, Christiane Jatahy © Simon Gosselin
Hamlet, Christiane Jatahy © Simon Gosselin

Hamlet de Christiane Jatahy : arrêter la guerre

Avec Hamlet, Christiane Jatahy trouve le terrain propice pour synthétiser les questions de représentation qui occupent son œuvre d'une pièce à l'autre.

On retrouve dans Hamlet bon nombre des éléments habituels de la formule Jatahy, en premier lieu la conjugaison au plateau du théâtre et d’un travail cinématographique où la vidéo est moins employée comme un outil que comme le terrain d’une recherche esthétique. Dès le début en est donnée l’ampleur des ambitions, ici : le fantôme de Claudius apparaît, en dimensions humaines, au pied de l’écran transparent dressé à l’avant-scène, comme un fantôme de Pepper. L’illusion d’optique le confondrait aux corps réels des comédiens sur scène si ne le démentait pas la lueur spectrale que lui confère la vidéo. Mais lorsque le roi s’approche d’Hamlet, et donc de l’objectif, pour lui souffler son secret à l’oreille, la silhouette explose en dimensions pour offrir, sur toute la surface de la toile, l’image quasi-microscopique de l’œil de Loïc Corbery, qui incarne le spectre.

Hamlet, Christiane Jatahy © Simon Gosselin
© Simon Gosselin

Dans Inland Empire, David Lynch use du même effet d’échelle dans un plan situé dans le cœur du film. Laura Dern y apparaît éclairée à la lampe torche au bout d’un sentier indéfini, silhouette minuscule dans un plan d’ensemble abandonné à l’obscurité. Remontant le chemin jusqu’à la caméra, elle finit le nez collé à l’objectif, le visage surexposé par le flash, défigurée par la distortion optique. Que Christiane Jatahy cite le cinéaste américain dans la feuille de salle n’est de là pas un hasard, pas plus que ne l’est l’invocation dans la même phrase d’Apichatpong Weerasethakul : l’un lui souffle ce travail de la surface, l’autre lui livre ses fantômes.

Dans ce Hamlet légèrement réécrit par Jatahy à partir de la traduction récente de Dorothée Zumstein, ce tour de passe-passe visuel formalise d’emblée un statut multiple des images, les unes jumelées à la réalité physique par le truchement de l’illusion, les autres opérant sur le terrain propre du réel cinématographique, selon les propriétés inhérentes au médium. De là, les errements du héros shakespearien, transformé en héroïne sous les traits d’une captivante Clotilde Hesme, s’alignent sur ceux qui préoccupent, au moins dans ses livraisons récentes, le théâtre de Jatahy : convoquer le réel par la représentation pour en conjurer la part indicible ; toucher et tordre son fantôme, lequel, par nature, échappe à toute prise.

Hamlet, Christiane Jatahy © Simon Gosselin
© Simon Gosselin

Seulement, chez Jatahy, cette opération se double finalement d’une strate supplémentaire de télescopage. Cet Hamlet, pour autant qu’il n’accorde pas plus d’importance que ça à la féminisation de son héroïne, s’achève ainsi paradoxalement sur un monologue qui, en faisant tomber le quatrième mur, nomme de manière ultra-littérale les questions de genre et les résonances politiques soulevées par l’adaptation. Celui-ci aura été précédé, avant, par le décollement d’Ophélie de la fiction. La mise en scène d’Hamlet-femme faite victime d’une logique masculine au même titre que Gertrude et Ophélie (toutes deux incarnées par Isabel Abreu) est donc suivie par celle d’une halte à la représentation.

Comme dans Entre chien et loup, le pacte dramatique s’effondre et l’héroïne d’une fiction présentée comme une impasse s’efforce, en interrompant la pièce, d’en déjouer la règle, c’est-à-dire d’arrêter la guerre. Mais là où, dans l’adaptation de Dogville, le geste sonnait comme une capitulation, cette reprise shakespearienne produit un effet différent précisément parce qu’elle fait de la tension entre la figuration et son refus le centre de ses préoccupations formelles tout du long, par le truchement de la vidéo. Cela jusque dans sa scénographie, où les artefacts banals d’un appartement bourgeois (« Hamlet à Ikea », aura-t-on entendu, et il est vrai que de la cuisine au salon, les meubles assoient une texture lisse d’appartement-témoin) se confondent dans un réseau d’écrans qui démultiplient les régimes de représentation, et projettent aussi bien le rêve que la vérité.

Hamlet, Christiane Jatahy © Simon Gosselin
© Simon Gosselin

Parce qu’elle est baladée dans cette tension, Clotilde Hesme passe, sur scène, d’un extrême à l’autre, de l’abandon de soi à l’extrême contrôle. « Hamlet sait qu’elle a été complice de tout un système de violence à cause de son désir de vengeance, explique Jatahy. Mais la seule histoire disponible, c’est celle qu’elle a vécue, que l’on connaît, qui surgit dans son présent et qu’elle revit comme dans un rêve ». Hamlet formalise ainsi un fabuleux paradoxe dont Jatahy, au risque de l’échec apparent ou, du moins, d’une certaine ambiguïté théâtrale (que l’on peut, de là, lire comme une esthétique de l’échec), fait son problème : celui d’une impossibilité de changer ce qui est, contredite par la poursuite éperdue, et pour l’heure toujours insatisfaite, d’un devenir différent.


Hamlet de William Shakespeare
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris
Du 5 mars au 14 avril 2024
Durée 2h

Tournée
Théâtre de l’Odéon, Paris
du 5 mars au 14 avril 2024

Tournée
du 31 mai au 2 juin Wiener Festwochen
du 11 au 13 juin Les Nuits de Fourvière, Lyon
du 21 au 23 juin Holland Festival, Amsterdam
les 24 et 25 juillet Grec Festival, Barcelone
en octobre Le Centquatre-Paris
les 7 et 8 novembre Le Quartz, Scène nationale de Brest
du 21 au 23 novembre La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale
les 6 et 7 décembre DeSingel, Anvers

mise en scène, adaptation, scénographie Christiane Jatahy
traduction Dorothée Zumstein
collaboration artistique, scénographie, lumière Thomas Walgrave
direction de la photographie, caméra Paulo Camacho
costumes Fauve Ryckebusch
système vidéo Julio Parente
musique originale Vitor Araujo
conception son Pedro Vituri
collaboration pour le développement, technique du décor Marcelo Lipiani
conseil dramaturgique Márcia Tiburi, Christophe Triau 
directeur de production et diffusion de la compagnie Vértice Henrique Mariano
assistante à la mise en scène Laurence Kelepikis
assistante aux costumes Delphine Capossela
stagiaire à la mise en scène Maëlle Puéchoultres
stagiaire à la scénographie et à la lumière Kes Bakker
administratrice de la compagnie Claudia Petagna
réalisation du décor Atelier de construction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Avec Isabel Abreu, Tom Adjibi, Servane Ducorps, Clotilde Hesme, David Houri, Tonan Quito, Matthieu Sampeur et avec la participation, dans le film, de Loïc Corbery de la Comédie-Française, Jérémy Lopez de la Comédie-Française, Cédric Eeckhout, Jorge Lorca, Julie Duclos et Kes Bakker, Fernanda Barth, Azelyne Cartigny, Léo Grimard, Jamsy, Martin Jodra, Laurence Kélépikis, Yannick Lingat, Yannick Morzelle, Océane Peillon, Claudia Petagna, Juliette Poissonnier, Maëlle Puéchoultres, Yara Qtaish, Alix Riemer, Andrea Romano, Gabriel Touzeli

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