En quoi l’art est-il essentiel pour vous ?
Gosia Wdowik : L’art est un lieu de tous les possibles. Le théâtre, tout particulièrement est un endroit où l’on peut créer des alternatives à la réalité, imaginer d’autres scénarios que ce nous vivons et où il est possible de répéter la vie, de faire des essais. C’est notamment pour cette raison que je définis mon travail non comme un théâtre politique mais comme une pratique de mon action politique au théâtre. Quand je parle d’engagement politique, je ne pense pas en termes de pouvoir mais plutôt comment mon geste peut avoir une influence sur le monde qui m’entoure. Le théâtre est le lieu où l’on contrôle ses engagements politiques, la parole que l’on souhaite diffuser. Dans la réalité, les militants sont confrontés à la loi, à des problèmes relationnels, à des stéréotypes, à des aprioris… Au théâtre, car on est dans la fiction, on peut faire semblant et donc dépasser les préjugés, tenter d’autres approches et ainsi peut-être réveiller les consciences. En confrontant fiction et réalité, cela permet de comprendre les mécanismes des luttes sociales, pourquoi certaines actions fonctionnent et d’autres pas et ainsi peut-être permettre aux activistes de changer leur mode de fonctionnement pour agir sur la réalité.
Votre spectacle évoque l’avortement qui est illégal dans votre pays. Pourquoi est-il indispensable et nécessaire de faire théâtre de ce sujet brûlant ?
Gosia Wdowik : J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet, lors des grandes manifestations de 2021 contre l’adoption de la loi qui a restreint l’accès à l’IVG en Pologne. Avec le collectif féministe TERAZ POLIZ et la dramaturge Martyna Wawrzyniak, nous avons travaillé sur un projet autour de l’avortement, Je vais juste le dire et voir ce qui se passe, une performance qui se déroulait dans la rue. À cette occasion, nous nous sommes rendu compte de la difficulté de porter ce sujet sur scène lorsque la plus grande performance a eu lieu dans la rue. En effet, j’avais l’impression que par ce biais, nous ne répondions pas vraiment aux questions, mais plutôt que nous en soulevions de nouvelles. Un an plus tard, alors que je travaillais sur un spectacle sur l’épuisement professionnel, j’ai réalisé à quel point ce dernier était lié chez les femmes à une détermination de se battre pour leurs droits et notamment de disposer de leur corps. J’ai donc commencé à combiner les deux recherches en une même réflexion artistique avec comme questions centrales : Comment pouvons-nous apporter des changements dans le monde tel qu’il est d’aujourd’hui et quelle est la part de burn out dans ce changement ?
C’est à ce moment que J’ai décidé de créer le collectif Coming out et que j’ai commencé à récolter des paroles de femmes, d’imaginer des performances qui permettraient d’échanger et de partager des expériences. Ce fut un processus long et très émotionnel, mais aussi riche de beaux moments, comme quand certaines des intervenantes évoquer la période avant 1993 quand l’avortement était encore légal. Pour les nouvelles générations, c’était important d’entendre cette parole, tout particulièrement quand on a été élevé dans une société qui stigmatise celles qui y ont eu recours.
Pourquoi est-il essentiel que votre voix soit entendue et dépasse vos frontières ?
Gosia Wdowik : Je travaille sur ce projet depuis quelques années et pendant ce temps, tant de choses se sont passées. Comme quand la cour suprême des États-Unis a reconnu que le droit à l’avortement n’était pas protégé par la Constitution fédérale, remettant en cause la jurdisprudence de l’arrêt Roe v. Wade ou quand Justyna Wydrzyństa a été condamnée par un tribunal polonais pour avoir aidé une autre femme en lui donnant des pilules abortives. Tous ces retours en arrière font résonner de manière très particulière et très pertinente l’une des phrases du spectacle, « Les droits donnés une fois ne sont jamais donnés pour toujours. » C’est d’autant plus important de les défendre aujourd’hui avec la montée des partis d’extrême-droite partout en Europe.
Nous sommes actuellement en tournée avec ce spectacle et je peux mesurer à quel point cette peur d’être privé de droits est partagé par toutes les femmes européennes, mais aussi qu’encore un peu partout l’avortement reste tabou même dans les pays où l’avortement est légal. Avec mes collaboratrices, nous voulons montrer combien la solidarité entre les femmes est importante et comment elle peut être un outil de résistance contre les gouvernements conservateurs.
Qu’en est-il des droits des femmes dans votre pays ?
Gosia Wdowik : Il n’est possible d’avorter que pour deux raisons : si la vie de la mère est en danger ou lorsque la grossesse est provoquée par un viol. Si les femmes qui avortent ne peuvent pas être punies, les personnes qui les aident sont passibles d’une condamnation. Cela rend la situation très compliquée pour les médecins qui ne savent pas s’ils peuvent ou non pratiquer un avortement.
Les trois partis qui ont formé le nouveau gouvernement ne sont pas entièrement d’accord sur l’IVG. Même si l’avortement légal a été promis aux femmes par les politiques lors la campagne électorale, rien n’est encore fait. Seul l’espoir demeure. Heureusement depuis que nous attendons un changement, les femmes ont su s’organiser et créer différents outils pour se soutenir mutuellement notamment grâce à Abortion Dream Team, le principal groupe militant pro-avortement en Pologne. Maintenant, il existe dans mon pays un formidable réseau de solidarité que personne ne peut nous enlever. Quoi qu’il arrive, nous continuerons à nous lutter pour la légalisation de l’IVG et maintenir une belle sororité. Cependant, sans aide structurelle, les militants resteront surmenés et la stigmatisation sociale restera forte.
Dans votre spectacle vous parlez du burn-out lié à votre engagement. Pouvez-vous nous dire pourquoi il est si difficile d’être militant aujourd’hui ?
Gosia Wdowik : Dès le début, j’ai pensé qu’il serait intéressant de partager l’expérience du burn-out sur scène. Mes principales questions étaient : Comment gérer mon épuisement ? Comment faire théâtre de ce sujet ? C’est un problème structurel auquel les enseignants, les militants, les artistes, les travailleurs culturels et bien d’autres… sont confrontés. Leur travail nécessite un engagement spécifique et à cause de cet engagement, ils s’épuisent. Le burn out n’est pas un problème individuel, c’est une souffrance collective qui a des causes sociales et économiques. La conscience d’une expérience partagée nous met en relation les uns avec les autres. Et ce n’est que par rapport aux autres que les structures sociales peuvent être modifiées. J’ai commencé à réfléchir : comment faire de l’épuisement un sentiment public. Et il n’y a pas de meilleur endroit pour le faire que le théâtre.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
She was a Friend of Someone Else de Gosia Wdowik
Festival Arts et Humanités #6
Points Communs, Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise
1ère en France
Théâtre 95
Allée des platanes
95000 Cergy
les 8 & 9 mars 2024
durée 1h00
Conception et mise en scène de Gosia Wdowik
avec Oneka von Schrader, Gosia Wdowik, Jaśmina Polak
Accompagnement dramaturgique – Maria Rössler
Visuels, création technologique de Jimmy Grimma
Décor de Dominika Olszowy & Tomasz Mróz
Lumière d’Aleksandr Prowaliński