Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Il y en a trois. J’ai le souvenir d’une comédienne venue dans mon collège à Gonfreville l’Orcher, près du Havre. Elle jouait dans le réfectoire, je ne me souviens plus trop ce que c’était, il y avait un loup et des agneaux je crois. Pour changer de personnage, elle enlevait son haut et restait torse nu. Évidemment cela avait déclenché des réactions de rire ou de gêne chez les ados que nous étions. Plus tard, avec le lycée, j’étais allée au Volcan, qui ne s’appelait pas encore comme ça je crois. J’ai le souvenir d’avoir été séduite par la force de l’actrice, par la mise en scène. Je me souviens de quelques images et d’une voix. Quelque temps après, je commencerai le théâtre. J’ai cherché ce que c’était il y a quelques années : c’était Lucrèce Borgia de Victor Hugo, mis en scène par Antoine Vitez, avec la comédienne Nada Stancar. Enfin toujours au Volcan (qui ne s’appelait toujours pas ainsi), j’étais allée, avec ma mère amatrice de jazz, écouter Sun Ra en concert. Le rituel avec les musiciens qui jouent sans lui, son arrivée comme dans une prière, lui habillé en soleil, comme un demi-dieu, et l’humour de ça, la distance. Je crois que cela m’influence, en tout cas j’y ai pensé en créant Autophagies.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Je ne me souviens pas d’avoir voulu faire autre chose ; J’ai voulu être avocate ou psy et même femme de ménage (et quiconque me connait au quotidien se demandera bien pourquoi tellement je suis bordélique !), mais toujours en même temps qu’écrivaine ou danseuse de claquettes. Je regardais les comédies musicales américaines. J’ai pratiqué la danse classique, du violon et de la guitare mais j’étais nulle dans les trois domaines. À Gonfreville la culture était (et est toujours) presque gratuite. L’école de musique était dirigée par des artistes qui faisaient de l’expérimental : il y avait de l’anti-cours de piano par exemple. Donc après le fiasco du violon et de la guitare, on m’a inscrite en cours de musique expérimentale. On faisait des sons et surtout de l’expression corporelle (si si) et du théâtre. Dans le même temps, en CM1 et CM2 j’ai eu un enseignant qui nous faisait étudier Brecht (La Havre et Gonfreville étaient des villes communistes, cette dernière l’est toujours). Et j’ai le souvenir des soirées de classe de neige où je montrais des sketchs, du mime ou des scènes de cabaret. Il y avait aussi Juin dans la Rue, un événement au Havre et alentours, et une année, mon école avait présenté des numéros inspiré de Michel Fugain et son Big Bazar. Dans ce groupe il y avait deux choristes noires avec des afros ; Alors c’était ma sœur et moi qui les interprétions.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédienne, autrice et metteuse en scène ?
J’ai commencé dès que j’ai arrêté la danse. Je crois que ma mère, ne nous autorisait pas à ne pas avoir d’activité culturelle. Mais j’aimais beaucoup ça. J’étais à la fois au club théâtre du lycée et au centre local d’éducation culturelle. Les premières pièces, c’était Les Bonnes de Genet, une pièce courte de Beckett qui ne voulait rien dire, et un montage d’après Cocteau et Anouilh.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Cet hommahe à Michel Fugain et son big bazar. Je devais avoir sept ou huit ans. J’adorais danser, mais je n’étais pas faite pour la danse classique, du moins c’est ce que la professeure devait penser. J’ai commencé à cinq ans et demi (en CP) et arrêté en cinquième à douze ans. Ma sœur et moi nous n’avions pas le droit de faire les spectacles de fin d’année en classique. C’était comme ça et nous ne pensions même pas à en discuter. La professeure nous mettait toujours au fond parce que nous étions cambrées. Je n’avais pas du tout conscience que c’était raciste. Adolescente, j’ai développé un complexe et me suis trouvée grosse des fesses jusqu’à ce que Beyoncé vienne me sauver. Puis j’ai fait du jazz, de la danse contemporaine, de l’afro et c’était tout de suite mieux.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Il y a en a eu plusieurs. Je vais au théâtre très souvent, et je suis assez bon public. Peut-être Adieu les Beatles, de Youri Progrebnichko, Hautna de Felix Ruckert, Le Séjour de François Michel Pesenti, Pina Bausch, Le Sacre du Printemps, vu dans la version originale mais aussi dans la recréation avec les danseur·euses de l’Ecole des Sables. Les Frères Karamazov, de Krystian Lupa, dernièrement A nova e o Boa Noite Cinderela de Carolina Bianchi, Plutôt Vomir que faillir de Rebecca Chaillon, Le Silence de Lorraine de Sagazan, Woke de Virginie Despentes, Elephant man de David Bobée.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Les rencontres déterminantes sont artistiques, amicales et politiques : Danièle Bré qui a initié la section théâtre à l’Université d’Aix en Provence. Elle m’a appris l’éthique et fait découvrir Edward Bond dont la pensée m’accompagne ; Alain Fourneau, Mireille Guerre qui dirigeaient les Bernardines à Marseille, un vrai théâtre d’arts et d’essai auquel j’ai été associée dix ans, Krystian Lupa (oui, je sais) qui pour moi est un vrai penseur du théâtre, de la direction d’acteur·ices, et que j’ai eu la chance de rencontrer lors de ma formation au sein de l’Unité Normade de Mise en Scène (Cnsad), avec Jean-Pierre Vincent et Josyane Horville. David Bobée qui, à la suite des Bernardines, en plus de l’amitié qui nous unit, m’a permis d’avoir les moyens de créer mes dernières pièces dans des conditions qui devraient être la norme. Mes soeurs de décoloniser les Arts, (Gerty Dambury, Marine Nguyen Bachelot, Karima El Kharazze), avec qui nous avons tenté de rendre le milieu plus égalitaire et moins raciste. Aujourd’hui je suis reconnaissante envers Caroline Guiela Nguyen d’avoir programmé Le Iench au TNS (c’est un symbole fort) et évidemment Pauline Bayle et son équipe qui offrent une belle visibilité à mon travail avec Quartiers d’Artistes. Il y a aussi les romancières Léonora Miano et Maryse Condé auprès de qui mon regard s’est affuté sur les questions littéraires liées à mon identité afropéenne. Au Mali, Adama Traoré (un homonyme) qui dirige Acte 7, une des plus anciennes structures de théâtre, qui m’a appris sur les pratiques d’art dramatique africain, et Kettly Noel, à Abidjan Massidi Adiatou. Ces derniers sont chorégraphes.
Lucien Zayan à Invisible Dog à New York, devenu un ami proche et un partenaire.
Mais notre métier étant fait de rencontres justement, il y en a très souvent, je pense aux jeunes et aux séniors qui participent au projet Devoirs Surveillés. Elena Chamorro, militante anti-validiste avec nous collaborons Edward Aleman (acrobate) et moi sur une création autour du handicap moteur, des blessures du validisme. Et puis les artistes et technicien·nes, avec qui on a une relation fidèle. Je ne vais pas les citer de crainte d’en oublier.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Est-ce que mon déséquilibre ne viendrait plutôt pas de mon métier ? Je suis effectivement animée par le plaisir de mettre en scène, des rencontres, de ce que cela produit mais je voudrais trouver aussi le moyen de mieux ménager des temps plus calmes pour écrire, ou simplement rester en famille.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Il y a deux pôles : l’injustice, toutes les injustices, les discriminations de toutes sortes, la violence d’un côté. De l’autre, la beauté de la vie, l’amour, le désir. C’est indissociable dans mon travail. En réalité j’aimerais proposer des formes purement artistiques, sans aucun enjeu politique. Mais je suis convaincue que le fait d’appartenir à une minorité, contraint. Parfois cela m’épuise, j’ai l’impression de ne pas avoir le droit à la légèreté, ou même à des histoires purement individuelles. J’ai parfois commencé à penser à des projets d’art pour l’art et à chaque fois je suis rattrapée par un événement, une parole, un fait d’actualité qui me ramène au politique.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Il est devenu organique. Et en même temps, chaque représentation est un enjeu. En fait j’aime reprendre et remettre en question la représentation. C’est aussi le moyen d’exprimer un propos d’une manière sensible.
À quel endroit de votre chair, de votre corps situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Le cerveau et ce qu’on appelle le cœur mais qui n’est pas placé à la gauche du buste. C’est pour moi associé au cerveau, à la pensée.
C’est un endroit à la fois sensitif et intellectuel, l’espace de l’empathie sans doute.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
Je crois que j’ai trouvé l’équipe artistique idéale et de ce fait j’ai peu de désir d’autres collaboration. Mais il y en a. J’aime beaucoup Casey. En ce moment le public du théâtre découvre cette interprète, mais ne connait pas ses textes. Je me dis qui si un jour je travaille avec, j’aimerais un croisement de ses textes et des miens. Il y a des actrices qui font (ou ont fait) du cinéma mais avec lesquelles je pense que ça pourrait rêver, je pense ça pourrait coller, parce que j’aime bien leur jeu et leurs manières de penser (du moins ce que j’en entends dans les interviews), Sara Forestier, Zita Henot ou Garance Clavel. J’ai rencontré les deux dernières, et Garance a un très beau rapport au texte. J’ai envie de retrouver sur le plateau des acteur·ices avec qui nous avons déjà travaillé, Mounir Margoum, Ludmilla Dabo, Cyril Gueï, Kader Lassina Touré. Je suis proche intellectuellement et amicalement de la réalisatrice Alice Diop et je pense qu’un jour cette amitié sera métabolisée en collaboration, mais je ne sais pas quand ni comment. En fait, je finis toujours par travailler avec les gens que j’aime ou aimer les gens que j’admire.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Est ce que fou c’est déraisonnable ou irréaliste ? Si c’est irréaliste, alors sans doute pour moi, un projet fou serait celui de pouvoir diriger un lieu, un CDN par exemple. J’ai compris il y a peu que ce ne serait pas envisageable. Pour des raisons multiples, dont certaines sont acceptables mais dont la plupart ne le sont pas. Elles ont à voir avec les injustices et les discriminations que je dénonce dans mes travaux. Si ce projet était possible (dans un monde juste et égalitaire donc) je rêverais d’un lieu où on remet la gastronomie, la cuisine dans les beaux-arts. Un lieu qui serait pluridisciplinaire, un lieu physique ou un festival. Mais je pense qu’on parle de projets fous mais réalisables artistiquement (si on a les moyens) : actuellement j’écris des textes (et spectacles) qui racontent des événements historiques mettant en scène la France et certains pays d’Afrique. Je suis partie de la famille de Le Iench que j’ai développée. J’ai imaginé ses ascendants et ses descendants. Un peu comme les Rougon Maquart, La Comédie Humaine ou À La Recherche du Temps Perdu. J’ai construit un plan et un arbre généalogique. Et si tout va bien, je créerai un volet par saison. Le prochain étant prévu pour octobre 2024. Chacun des textes raconte quelque chose de politique, d’historique, mais dans l’intimité de cette famille franco-malienne. Mon rêve est d’arriver à présenter la saga, qui devrait être composée d’une dizaine de texte. J’aurais aimé habiter un théâtre qui a les moyens pour montrer ces travaux, comme je fais mensuellement avec Devoirs Surveillés au Théâtre des Bains-Douches à Elbeuf ; Sauf que ce serait annuel. J’ai d’autres rêves de théâtre, comme un opéra contemporain à partir de Beloved de Toni Morrison. « Autophagies » en version augmentée, avec des interprètes du Moyen Orient, d’Amérique Latine aussi.
Mais je ne sais pas si on peut qualifier tous ces projets de fous. Ils sont juste irréalisables, parce que ma compagnie n’en a pas les moyens. Le théâtre c’est un peu comme les avions et les trains. Comme la société ; Il y a plusieurs classes. Je pense que tout le monde devrait pouvoir voyager en première classe.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Je pense que ce serait une œuvre culinaire. Comme je pense que la cuisine est un art, je pense que je serais quelque chose qui se mange ; Dans la nourriture se mêlent la vie, la mort. « La vie se nourrit de la vie » est une phrase d’Autophagies.
Et donc dans le plat, il y a l’idée du cycle du vivant. Ce serait un plat que l’on pose au centre de la table, ou par terre, mais en tout cas, qu’on partage, à plusieurs. Un plat aux goûts forts et contrastés, un peu comme la mangue ; Quand on mange une mangue, on passe par plusieurs goûts ; Mais plutôt un plat roboratif, salé. Ou s’il contient du sucre ce n’est pas le premier goût. Et s’il est pimenté, c’est légèrement. Un plat qui puisse représenter la mixité, étant entendu qu’à de rares exceptions, toutes les cuisines sont faites de voyages, de rencontres, même si ces dernières ont été brutales. Mais justement, c’est ça qui m’intéresse, c’est que finalement, au milieu de l’horreur des colonisations diverses, on a pu créer du goût, de la beauté.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Quartier d’artistes #2
du 18 mars au 8 avril 2024
Théâtre public de Montreuil
10 place Jean-Jaurès
93048 Montreuil
Le Iench d’Éva Doubmia
avec Nabil Berrehil, Fabien Aissa Busetta, Habib Dembélé, Jocelyne Monier, Sundjata Grelat et Akram Manry (en alternance), Salimata Kamaté, Olga Mouak, Binda N’gazolo, Frederico Semedo, Souleymane Sylla
musique de Lionel Elian
scénographie d’Aurélie Lemaignen
chorégraphie de Kettly Noel
Salle Jean-Pierre Vernant
du 23 au 28 mars 2024
Devoirs surveillés d’Eva Doumbia
avec Ayse Kargılı, Louis Chemin et Nam Du
Salle Maria Casarès
le 30 mars 2024
Autophagies
textes d’Armand Gauz et Eva Doumbia
mise en scène d’Eva Doumbia assistée de Sophie Zanone et Karima El Kharraze
avec Alexandre Bella Ola, Bamoussa Diomande, Eva Doumbia, Lionel Elian Olga Mouak et Yuika Hokama
avec la voix de Fargass Assandé
musique originale et chants de Lionel Elian
cuisine d’Alexandre Bella Ola (restaurant Rio dos Camaraos)
chorégraphie de Massidi Adiatou
Scénographie et costumes de Sylvain Wavrant
Salle Jean-Pierre Vernant
du 3 au 7 avril 2024