Le 3 mars 2023, toute l’équipe du théâtre du Soleil est réunie à la Cartoucherie autour d’Ariane Mnouchkine. Le jour est d’importance : l’artiste fête ses 84 ans. Toujours aussi vive et engagée, elle suscite auprès de sa troupe une belle admiration, ainsi que l’adhésion à ses projets, ses envies de toujours pousser le théâtre à changer le monde et la société. Chantonnant une belle ritournelle, tous lui demandent de continuer : poursuivre son travail avec eux, créer encore et encore de nouveaux spectacles, ne jamais cesser de croire en l’utopie de l’art vivant en sa force réparatrice autant que dénonciatrice.
C’est dans ce climat de confiance qu’elle propose d’installer un temps son École nomade à Kyiv et d’inviter une centaine de comédiennes et comédiens tant professionnels qu’amateurs à se frotter à l’art de l’improvisation. Bien sûr, il y a des réticences. L’Ukraine est en guerre, les bombes tombent régulièrement sur la capitale. De quoi en refroidir plus d’un. Mais pas Ariane Mnouchkine, suivie par une partie de sa troupe dans cette aventure qui est « loin d’être une colonie de vacances ». Pour cette figure légendaire du théâtre hexagonal, ce geste politique relève d’une urgence vitale. Le théâtre est le dernier rempart contre les dictatures, un art qui célèbre la vie, invite à relever la tête et à croire toujours en un infini espoir.
Le froid et la neige sont au rendez-vous. La menace des drones russes est omniprésente. Mais dans le Théâtre municipal académique d’opéra et de ballet de Kyiv, sous la caméra de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat, le stage suspend le temps et offre aux participants, venus, nombreux, des quatre coins du pays, un peu de répit loin des fracas de la guerre. Pourtant, le conflit est là, partout, il s’immisce dans une querelle pour un bout de croissant, dans une scène romantique digne de Roméo et Juliette, dans un rire, dans une larme.
Le principe proposé par Ariane Mnouchkine est simple. Elle convoque derrière un rideau jaune quelques participants et leur propose d’improviser une histoire à partir d’une musique qu’elle choisit. Micro à la main, elle s’attache à diriger au cordeau les artistes, à leur donner matière à habiter leur personnage. Ici rien de démonstratif, tout est intérieur. Elle ne leur passe rien, exige tout et obtient de belles fulgurances. Tempétueuse, entière, sans concession et pourtant d’une tendresse infinie, la metteuse en scène vibre au rythme de ces âmes intranquilles et pourtant joyeuses. L’une a son mari au front, l’autre a obtenu une dérogation pour suivre le stage, tous n’ont en tête que les drames qui secouent leur pays depuis plus d’un an. Et pourtant, grâce au théâtre, son exigence et sa capacité à convoquer les imaginaires, les dévastations subies passent un court instant à l’arrière-plan.
Entremêlant habilement séances de répétitions et moments de partage entre les Ukrainiens et les réalisateurs, Au bord de la guerre tente de comprendre en quoi l’art est-il une nécessité en temps de guerre. Aucune réponse évidente, mais le sentiment profond qu’il est une arme indestructible, le terreau nécessaire pour ne pas sombrer dans le défaitisme et construire les lendemains.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Au bord de la guerre. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv
Documentaire de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat
Diffusé sur France 5 dans le cadre de la collection « Aux arts et cætera » et sur la plateforme de rediffusion de France Télévision
Durée 59 min
