Depuis 2000, Ohad Naharin et la Batsheva, compagnie israélienne dont il est la tête de proue et qu’il a dirigée de 1990 à 2018, ont fait plusieurs incursions au palais Garnier. Cette dernière livraison, créée il y a treize ans à Jérusalem, poursuit l’inscription du Gaga dans le paysage chorégraphique français. Faire entrer Sadeh21 au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris, c’est remettre à l’épreuve le caractère transculturel d’une danse qui rayonne aujourd’hui largement à l’international.
À Tel-Aviv, Naharin a développé une pratique chorégraphique qui se veut moins une grammaire qu’une méthode sensible, puisant dans l’activation de sensations corporelles, dans des qualités de corps qui précèdent la signification et touchent à l’essence du mouvement. Le Gaga produit une danse ancrée, incarnée, mais pas exclusivement viscérale ou impulsive pour autant, travaillant plutôt à concilier dans un même corps des tendances opposées. C’est le cas dans ce Sadeh21 qui réunit la contraction et la projection, l’élasticité et la raideur, la droiture, la courbure et l’inclinaison, cela dans des enchaînements contrastés et subreptices, comme par sublimation.
Choisis ton champ
En vêtements de sport — leggings, débardeurs et t-shirt, à l’exception de quelques robes noires au milieu du ballet — sur une bande-son qui joint Autechre à Badalamenti, les vingt-huit danseurs font vivre des tableaux nommés sadeh, hébreu pour champ. Le mot se déploie dans sa polysémie : champ d’activité, de création ou de bataille. Dès l’ouverture, après une déflagration qui aura fait bondir toute la salle, un rapide enchaînement de solos définit le plateau comme le périmètre d’une action qui existe pour elle-même. Bientôt, les puissances individuelles s’affrontent, trouvent leur harmonie puis finissent toujours par se désaccorder. L’ensemble est sans cesse travaillé par une résistance qui crée des étincelles et ne cède que par courts instants pour laisser place, par exemple, à une ronde folklorique.
Sadeh21 s’offre comme une réflexion sur la possibilité de faire groupe, sur la capacité des individus à fonctionner ensemble ou non. Les danseurs du ballet se l’approprient avec talent et engagement. Les écroulements des corps à terre, le mariage de forces contradictoires sur un même plateau sera vu soit comme un rappel de la multiplicité humaine, soit comme un aveu de l’impossibilité de faire corps ensemble. On ne peut s’empêcher de faire les liens avec l’actualité, mais la pièce, créée en 2011, ne se mesure pas vraiment à ce contexte ; ses douze ans d’âge ont même plutôt tendance à trahir un décalage esthétique avec le présent qui ne s’est pas encore transformé en patine.
Ce qui transparaît surtout, dans cette friction de solitudes, c’est une certaine problématisation des rapports de genre : dans Sadeh21, aux danseuses les leggings baissés et les mouvements pelviens, là où parfois les hommes bandent les muscles. C’est aussi une femme que l’on entend crier à la mort vers la fin du spectacle. Il y a quelque chose de bauschien dans cette dureté, mais celle-ci n’aboutit ici à rien de vraiment franc ou cruel, soulignant au passage la force d’assertion qui tend à manquer à ce Sadeh21. Mais il y a là un paradoxe : c’est aussi dans la description de cette impuissance collective que la danse, non sans noirceur, se fait le plus actuelle.
Samuel Gleyze-Esteban
Sadeh21 d’Ohad Naharin
Opéra national de Paris
Palais Garnier
Du 7 février au 2 mars 2024
Durée 1h15
Bande-son Maxim Waratt
Décors et lumières Avi Yona Bueno
Costumes Ariel Cohen
Vidéo Raz Friedman
Avec le Corps de Ballet de l’Opéra