Le 2 juillet 1816 au large des côtes de l’actuelle Mauritanie, une fière frégate française s’échoue contre un banc de sable et fait naufrage. Fuyant l’embarcation qui prend l’eau, 147 marins et officiers, ainsi qu’une cantinière, s’entassent sur un radeau de fortune. À peine une dizaine survivront. La Méduse n’est plus. Son épave gît certainement au fond des mers, et ne reste de ce drame que peu de choses : un tableau accroché aux cimaises du Louvre — certainement le plus célèbre de Géricault —, les minutes du procès de son capitaine Hugues Duroy de Chaumareys, ainsi que le récit accablant de deux rescapés, Jean Baptiste Henri Savigny, chirurgien, et Alexandre Corréard, l’ingénieur-géographe des Arts et Métiers.
De cette matière brute, passionnante autant que foisonnante, où l’on lit en filigrane la fin d’une époque, et d’un régime politique, la Restauration, le collectif Les Bâtards dorés s’empare pour dire un état du monde, pour convoquer au plateau une humanité capable du pire mais aussi du meilleur. À travers un dispositif bi-frontal et participatif, Romain Grard, Lisa Hours, Christophe Montenez de la Comédie-Française, Jules Sagot et Manuel Severi, tous excellents, questionnent les rapports humains ainsi que ce qui fait de nous des hommes et non des bêtes.
Deux siècles plus tard
Soucieux d’authenticité, de réalisme, les cinq artistes (l’un n’est présent qu’à travers un écran vidéo), tous issus d’écoles supérieures d’art dramatique, n’invitent pas les spectateurs au théâtre, mais bien au cœur d’un tribunal. D’ailleurs, vingt-deux d’entre eux sont désignés pour être commis d’office et être les jurés du procès hors-norme qui va s’ouvrir dans quelques minutes, celui du capitaine du navire.
À la barre défilent quelques survivants, dont le chirurgien, lequel n’a eu d’autre choix, devant les manquements de l’équipage, que de prendre des décisions drastiques. L’horreur envahit l’espace. Mais c’est du public que le pire va jaillir. Un ancien matelot prend la parole, harangue le témoin, l’oblige à se confesser, à dire l’autre vérité, celle trop longtemps tue, car innomable.
De la chair et du sang
Sous les yeux ébahis du public, imperceptiblement, on remonte le temps. Le fracas de la coque contre le sable, les bruits sourds d’une violente tempête se font entendre. Le sang gicle. C’est la curée. En ce mois de juillet 1816, non loin du Sénégal, la folie, l’instinct de survie a fait trébucher l’humanité. Du plus profond de son corps, de son âme dévastée, le marin extirpe, en guise de rédemption, une des dernières lueurs d’espoir qui le convainc qu’il n’est pas tout à fait une bête et déverse en version slamée les mots puissants de l’Ode Maritime de Pessoa.
Habités, fébriles, rageurs ou fiévreux, les membres du collectif Les Bâtards dorés brûlent littéralement les planches. Avec une intensité inouïe, ils utilisent avec belle ingéniosité les artifices du théâtre et donnent à ce faux procès des vrais airs de réalité, mettant toute leur énergie à interroger le monde, celui d’hier, mais aussi celui d’aujourd’hui. Que reste-t-il de ces corps gris et faméliques peints par Géricault ? Que disent-ils de notre passé colonialiste ? Qu’en a-t-on retenu ? En a-t-on tiré les leçons ?
Alors que le peintre Baptiste Bordes, à la manière d’un dessinateur judiciaire, croque de multiples visages, les Bâtards dorés saisissent l’attention du public, l’amènent à interroger sa propre conscience, à en finir avec les petits arrangements, à enfin ouvrir les yeux, lucide, sur nos forces, nos faiblesses, sur nos bassesses autant que sur nos grandeurs d’âme.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Méduse du Collectif Les Bâtards Dorés
Prix impatience 2017
Les Célestins – Théâtre de Lyon
4 rue Charles Dullin
69002 Lyon
Jusqu’au 9 février 2024
Durée 1H50
mise en scène du Collectif Les Bâtards Dorés
avec Romain Grard, Lisa Hours, Christophe Montenez de la Comédie-Française, Jules Sagot, Manuel Severi
peinture de Baptiste Bordes
son de John Kaced
lumière de Lucien Valle
costumes de Delphine Desnus
régie générale Alexandre Hulak / régie lumière Paul Berthomé / production-diffusion Violaine Noël