Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Je suis née dans une maison d’architecte entourée d’œuvres d’art. Ma mère, qui avait joué pour lui, me racontait Jean Vilar pour que je finisse mes épinards !
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
1789 au Théâtre du Soleil. À la fin de la représentation, je me suis plantée au beau milieu de la Cartoucherie, au milieu de la floraison du printemps, des oiseaux qui chantaient. Je me suis retournée vers ce trou noir du théâtre d’où je sortais et je me suis dit que c’était une évidence : c’était là, dans ce trou noir magique et mystérieux qu’était la vraie vie, la vie vivante…
Qu’est ce qui a fait que vous avez choisi d’être metteuse en scène ?
Une volonté inconsciente de concilier le père architecte et la mère comédienne, ainsi que leurs combats politiques contre l’injustice. Entre Dieu et metteur en scène, j’ai préféré metteuse en scène, pour ce sentiment incroyable de construire un univers entier à partir d’un mot. « Que le verbe soit » et le verbe s’incarne, prend vie… On reconstruit le monde, on rêve de le changer et on le fait vraiment. Le théâtre, c’est cette fenêtre sur le monde qui vous fait rentrer dans les arcanes souterrains de notre humanité. Or, on ne peut changer le monde qu’en changeant d’abord l’humain. Si on comprend Richard III, on comprend les mécanismes qui mènent aux dictateurs et aux dictatures.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Les Boulingrin de Courteline, au lycée. Ce sentiment merveilleux de pouvoir faire rire, de partager un moment de convivialité, de partager des mots, des émotions avec le public. Et de découvrir que ça ne passe pas que par la tête — dixit l’universitaire que je suis ! — mais par des endroits invisibles, mystérieux, sacrés. Des endroits où ça lâche, où on lâche…
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Ariane Mnouchkine, indubitablement. Puis Daniel Mesguich, mon « maître », avec son premier Hamlet où Ophélie se noyait dans une baignoire de théâtre. Antoine Vitez, toutes ses pièces et leur intelligence. Jean-Pierre Vincent avec sa Noce chez les Petits Bourgeois, la mère de dos au public qui, quand elle se lève, tire sur sa culotte coincée, comme elle. Simon McBurney avec le Palais des Papes qui s’écroule et ce coup de poing de la révélation du texte en une image. Wajdi Mouawad avec Incendies, où le fond et la forme s’articulent dans une explosion de signes et de sens…
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Anne Ubersfeld, Jean-Pierre Faye, Antoine Spire, Serge Ouaknine, Jean-Loup Rivière, Alain Didier-Weill, Dominique Boissel… des grands intellectuels pleins d’humanité et d’humour qui vous prennent par la main pour vous faire traverser dans le noir de votre recherche, qui ne vous montrent rien mais qui vous illuminent de leur intelligence et de leur sens critique. Et puis le public, celui qui ne va pas souvent ou pas du tout au théâtre et qui vous dit, à la fin d’un spectacle : « C’est le plus beau jour de ma vie » ou « J’ai eu l’impression de vivre dix ans de ma vie avec vous »…
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Il me permet de me réveiller et de m’endormir tous les jours avec des boules d’angoisse, des torsions de peur, des montagnes de doute, mais avec quel bonheur ! Je suis tout le temps en train de mettre en scène dans ma tête. Des milliers de spectacles, sûrement les plus beaux, que je ne ferais jamais. Je pense que je mets même en scène ma famille, au sens propre comme figuré ! C’est mon métier qui me permet de m’ancrer dans le monde, avec cette éternelle valise qui me permet de partir et de poser ma vie n’importe où. Une seule valise et tout dedans. Pratique en cas de pogrom…
Qu’est-ce qui vous inspire ?
La mémoire et la beauté. Tout ce dont nous sommes dépositaires, tout ce que nous devons connaître de ce qui s’est passé autrefois et qui nous constitue. Apprendre des autres, de l’Histoire, des grands textes. Et puis la claque salutaire que vous mettent un poème, des mots, un tableau, un bâtiment, une musique. Ils vous réveillent, vous secouent puis vous accompagnent secrètement comme un ami intérieur, imaginaire…
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Charnel. C’est le trou noir qui me fait vibrer, autour duquel je tourne pour apercevoir l’indicible, le sens caché des choses. C’est cosmique. Et ça marche aussi quand nous jouons en extérieur et que soudain nous recréons un théâtre invisible au milieu d’une cour d’immeuble, d’un parc, d’un préau… C’est jouissif et ludique, grave et tragique car on y joue notre vie, notre monde, le monde entier. Coincé chez nous au moment du confinement, le théâtre jaillissait aussi de nos écrans quand nous jouions ensemble les « escape-théâtre » que nous avions créés en visio-conférence, malgré la séparation physique de nos écrans et celle, géographique, de nos appartements.
À quel endroit de votre chair, de votre corps situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Le ventre. J’ai toujours l’impression d’accoucher de mes spectacles. J’aurais voulu avoir dix enfants. J’en ai eu deux mais aussi quarante spectacles qui sont tous mes bébés. Je réfléchis — trop ! Je lis, beaucoup ! Et puis ça prend forme en moi, à l’intérieur, les images, les sons, les intuitions. Et les comédiens, le musicien, le scénographe, la costumière, l’éclairagiste… travaillent à ma délivrance. Puis comme tous les enfants, ils s’en vont vivre leur vie. Alors on en fait d’autres… En général je les garde longtemps au bercail de la compagnie : en moyenne ils tournent au moins dix ans. Scrooge a l’âge de mon fils, dix-huit ans ! Je vais recréer Le Bal de Kafka quinze ans après. Le Bourgeois Gentilhomme entame sa huitième saison…
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
Ariane Mnouchkine bien sûr. Comme comédienne. Et à son image, j’aimerais travailler avec beaucoup d’artistes en même temps sur un plateau. Avoir ce luxe, qui devrait être une nécessité, de monter des grandes œuvres avec beaucoup de monde : Tchekhov, Shakespeare, Molière… Et avec du temps, beaucoup de temps tous ensemble, dramaturge ou auteur, musicien, éclairagiste, costumier, scénographe pour chercher, se tromper, explorer, parler… Je rêve de permanence dans un lieu avec tous ces innombrables artistes que je vois sur des plateaux, connus ou inconnus, qui me touchent, m’inspirent, me font rêver. Essayer aussi des formes hors les murs, en amont ou autour du spectacle pour aller chercher le public mais aussi se confronter à lui. Comment faire entendre du Racine aujourd’hui sans que ce soit une langue étrangère mais plutôt une langue secrète, oubliée et retrouvée ? Chercher à montrer que Marivaux a l’art de transformer un « Mademoiselle, t’as pas un 06 ? » en un badinage sensuel avec les mots…
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Une saga théâtrale interactive qui renvoie les plateformes vidéo aux écrans noirs de leur consommation passive et individualiste. Une saga avec au moins dix acteurs professionnels et dix amateurs qui sorte des théâtres pour envahir la ville et tous ses recoins. Un mystère médiéval façon XXIe siècle où se croiseraient classiques et contemporains, écriture dramatique et écriture collective.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Carré blanc sur fond blanc… La perfection invisible !
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Boxing Shadows de Timothy Daly
La Manufacture des Abbesses
7, rue Veyron
75018 Paris.
Du 18 février au 10 avril 2024.
Durée 1h05.