Mises de côté ses mauvaises connotations, le vide est une matière esthétique d’autant plus riche qu’elle travaille, lorsqu’elle est sollicitée, l’autonomie du spectateur : y faire face, c’est nécessairement renouer avec son intériorité. Le vernis très mode de Georges Labbat n’échappe d’ailleurs pas au soupçon de la vacuité, lequel est vite dissipé. Oui, il se passe relativement peu de choses ici, mais pourtant l’ennui n’arrive pas, parce que la pièce opère à l’endroit d’une suspension dans le rien qui élève chaque petite variation à un haut niveau de tension.
Dans la grande halle du Carreau du Temple pour sa création, WHIP, c’est d’abord un groupe de spectateurs qui tentent de trouver leur place dans un plateau (presque totalement) désert dont il reste à délimiter les contours. Les premiers arrivés se mettent en rond au hasard, le cercle se contracte organiquement, puis la lumière change. Une figure puis deux autres finissent par apparaître de derrière le public pour entamer une percée au milieu de la foule liquide. L’affect est à l’extrême aphasie : Anne Imhof et Gisèle Vienne, dont Labbat fut l’interprète, ne sont pas loin. Des vêtements tombent et de longs fouets en corde apparaissent, qui commencent à tournoyer au milieu de spectateurs cette fois éloignés par la peur d’être touchés.
Rapports de force
De là, à peine quelques déplacements et quelques changements à la lumière et au son pour dramaturgie : la répétition du geste laisse se déployer un champ de forces et d’intensités passionnant à voir et à entendre, parce qu’il touche autant à notre position de spectateurs qu’à celle des interprètes ou au principe même de la violence. Porteurs d’un pouvoir radical, ces trois très beaux performeurs (Labbat, Synne Elve Enoksen et Letizia Galloni du Ballet de l’Opéra de Paris) se voient aussi soumis à la loi de l’objet, lequel nécessite d’eux une puissance qui peut vaciller : ainsi, les séquences de claquements de fouet, assez saisissantes d’un point de vue sonique, cristallisent aussi, à force d’épuisement, les passages à vide, les moments de faiblesse des interprètes. Contre qui se retourne le pouvoir de l’arme quand la force du manipulateur fait défaut ?
Au Carreau, cette performance hypnotique mais brutale rencontrait d’autres pièces qui avaient le mérite de leur diversité : Dioscures de Marta Izquierdo Muñoz, encore fragile mais portée par deux interprètes charismatiques, Mina Serrano et Ébène, et le manifeste féministe The world was on fire de Nina Vallon. Le festival se poursuit jusqu’à ce soir avec Feast de la lituanienne Kamilė Gudmonaitė, qui revendique d’amener le handicap sur le territoire de l’étrange en confiant ce déplacement aux interprètes concernés. Soit une pièce sur l’écart vis-à-vis de la norme validiste, qui contribue, avec d’autres, à éveiller un autre regard sur le handicap. Et cela dans la joie. La soirée se poursuivra avec deux coups de cœur de la rédaction : Je badine avec l’amour de Sylvain Riéjou et Bless The Sound That Saved A Witch Like Me de Benjamin Kahn, de quoi enrichir le programme d’autres états de corps.
Samuel Gleyze-Esteban
Festival Everybody
Le Carreau du Temple
4 Rue Eugène Spuller
75003 Paris
Du 9 au 13 février 2024
Dioscures de Marta Izquierdo Muñoz
Conception, chorégraphie : Marta Izquierdo
Assistant chorégraphie : Éric Martin
Interprètes : Mina Serrano et Ébène
Régisseur général et régisseur lumières en tournée : Alessandro Pagli
Création lumières : Anthony Merlaud
Création Son : Benoist Bouvot
Espace scénographique : Alexandre Vilvandre
Accessoires : François Blaizot et La Bourette
Design Casques : Éric Martin
Dramaturgie : Robert Steijn
WHIP de Georges Labbat
Chorégraphie : Georges Labbat
Interprètes : Synne Elve Enoksen, Letizia Galloni en alternance avec Zoé Lakhnati, Georges Labbat
Conception lumière : Shaly Lopez
Scénographie : Remy Ebras et Georges Labbat
Création musicale : Paul Fleury
Création costumes : Charlie Le Mindu
Conseils artistiques : Némo Flouert, Solène Wachter
Assistant lumière et régie plateau : Tom Bourdon
The world was on fire de Nina Vallon
Conception, chorégraphie, écriture, mise-en-scène : Nina Vallon
Avec : Margaux Amoros, La Conteuse – Arielle Chauvel-Lévy, La Tueuse – Marine Colard, La Sorcière – Yasminee Lepe, La Plieuse – Nina Vallon, La Listeuse – Justine Lebas (dans le cas d’une reprise de rôle)
Lumières : Françoise Michel
Costumes : Aude Désigaux
Scénographie : Margaux Hocquard
Création sonore : Marine Colard
Montage sonore : Mireille Huguet
Assistantes chorégraphes : Flora Rogeboz, Sofía Cardona Parra
Regards extérieurs : Adeline Fontaine, Lucie Vaugeois
Illustrations et recherche iconographique : Pauline Zenk
Régie plateau : Laura Molitor
Régie lumière : Sabine Charreire