Les yeux clairs, le regard serein, Elsa Lepoivre, entrée au Français en 2003, est chez elle dans la maison de Molière. Les arcanes du lieu, elle les connaît, les arpente quasiment tous les jours. Aucune lassitude, elle aime cette ambiance de troupe, ce monde qui se croise dans les couloirs, cette vie trépidante où se conjuguent les senteurs d’hier, d’aujourd’hui, où l’on peut entendre se côtoyer les mots de Bergman, de Bertolt Brecht, de Garcia Lorca ou de Delphine de Vigan. Ce goût du grand écart, cette capacité de passer d’un registre à l’autre, de changer de peau toujours avec la même grâce, la même élégance, la comédienne, qui brûle, actuellement les planches de la salle Richelieu, dans la robe noire corsetée de Lucrèce Borgia, a cela dans le sang.
La bohème comme terreau
Installée confortablement au Foyer des comédiens qui donnent place Colette, l’artiste à la voix pleine de douceur, remonte le fil de son parcours. Née en Normandie, dans une famille d’enseignants, elle découvre le théâtre, comme beaucoup de ses camarades de jeu, au lycée. « Je n’ambitionnais pas du tout à cette époque de devenir comédienne. Je n’imaginais même pas que cela soit possible. Ce qui me plaisait, c’était tout ce que véhiculait le collectif, les échanges que nous avions, me passionnaient et nourrissaient mon imaginaire. Cela faisait vibrer quelque chose au plus profond de moi. » Le bac en poche, elle s’inscrit en fac à Caen. « Très vite, j’ai senti que je n’étais pas faite pour de longues études. Au bout d’un an, mon désir pour l’art dramatiques’était clairement affirmé. J’ai donc convaincu mes parents de me laisser monter à Paris, au moins un an, pour passer les concours de différentes écoles. Je savais déjà que je ne reviendrais pas, j’avais un grand besoin d’indépendance. » Après deux années compliquées à enchaîner les petits boulots pour payer ses études, Elsa Lepoivre quitte le cours de Philippe Amblard, un professeur indépendant. « Cela n’avait rien avoir avec ce dont j’avais l’habitude. Au bout d’un an, j’ai quitté la formation pour suivre un de mes amis caennais à l’Académie théâtrale, de Pierre Debauche, avec la complicité de Françoise Danell. C’était un homme solaire, un formidable meneur de troupe. »
Il y a 30 ans, la plupart des écoles du théâtre étaient parisiennes. « Après une année de cours, il nous a annoncé qu’il voulait quitter la capitale, pour s’installer à Agen dans un ancien entrepôt pharmaceutique. Il nous a proposé de le suivre. Avec une trentaine d’autres de mes camarades, nous avons accepté. Les autres sont partis à Asnières auprès de Jean-Louis Martin-Barbaz et d’Hervé van der Meulen. » Une nouvelle aventure commence pour la comédienne en devenir. Des derniers coups de peinture pour rendre l’endroit fréquentable aux premières représentations pour financer le lieu, elle prend goût à la vie de troupe. « L’économie du Théâtre du jour, comme l’avait baptisé Pierre Debauche, était, au début, dépendante de la recette. Nous avions cours le matin, l’après-midi nous répétions le prochain spectacle et le soir nous en jouions un autre. Quoi de plus formateur que d’être en permanence confronté au regard du public ? J’en garde un souvenir émerveillé. C’était à nous d’aller chercher les spectateurs, de les convaincre de venir nous voir. »
Le conservatoire et sa cohorte de grands noms
Après un an et demi, Elsa Lepoivre remonte à Paris pour entrer au conservatoire. « Je n’avais pas envie de quitter cette sorte d’éden théâtral, où il était évident pour moi que l’on jouait déjà. Plusieurs amis m’ont convaincue de passer le concours pour m’éviter de regretter plus tard de ne pas l’avoir fait. J’étais assez d’accord avec ce type de philosophie. Le destin a voulu que je le réussisse. » Les trois années de formation passent, confirmant à la jeune artiste, qu’elle a fait le bon choix. Elle a comme professeurs Stuart Seide, Stéphane Braunschweig, Catherine Hiegel et Daniel Mesguich. « Évidemment, je n’ai jamais déploré mon choix. À leur contact, j’ai appris énormément. Et puis à la sortie de l’école, grâce au Jeune Théâtre National, j’ai eu mon premier contrat. Emmanuel Demarcy-Mota m’a engagée en 1998 pour rejoindre la distribution de sa mise en scène de Peines d’amour perdues de William Shakespeare. »
L’année suivante, Marcel Bozonnet, qui était directeur du Conservatoire national d’art dramatique, lui propose Antigone de Sophocle, puis Jacques Lassalle lui confie le rôle de Célimène dans sa mise en scène du Misanthrope de Molière. Cinq ans plus tard, elle retrouve les deux metteurs en scène, le premier cherche son Elvire pour monter Dom Juan à la Comédie Française, le second a été nommé entre-temps administrateur de l’institution. Elle y fait ses premiers pas le 1er juillet 2003 en tant que pensionnaire.
Le Français, l’histoire d’une vie
Auprès des metteurs en scène Muriel Mayette-Holtz, Michel Raskine, Brigitte Jaques, Christian Schiaretti, Omar Porras ou Christophe Rauck, la comédienne visite les classiques, Felix Lope de La Vega, d’Edmond Rostand, de Marivaux, de Corneille. Belle dame, infante, marquise… Elsa se glisse dans la peau de ses personnages avec une intelligence toute instinctive, une spontanéité authentique. Avec la même énergie, le même goût du verbe, elle aborde les auteurs contemporains comme Marcel Aymé, Jean-Luc Lagarce, ou Michel Vinaver.
Chaque metteur et metteuse en scène enrichit sa palette de jeu. La comédienne se souvient tout particulièrement des séances de travail avec Alain Françon, qui l’a dirigée dans Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, La Trilogie de la villégiature de Carlos Goldoni et La Mer d’Edward Bond. Elle aime se rappeler aussi celles avec Ivo van Hove. « Les Damnés d’après le scénario de Luchino Visconti à Avignon, dans la cour d’honneur du Palais des Papes, a été une expérience tellement incroyable, autant éprouvante que sidérante. Au-delà du texte, mon rôle avait une saveur particulière. J’ai grandi à côté des plages du débarquement, non loin des bunkers allemands, alors incarner cette femme nazie, bête noire de ma famille, dont l’histoire a été tristement marquée par la Seconde Guerre mondiale. Et puis traverser cette aventure organique et collective avec cette équipe, que ce soit les comédiens ou les techniciens, a marqué quelque chose en moi, révélant cet esprit de troupe qui symbolise la maison de Molière. »
De spectacle en spectacle, elle se révèle plus lumineuse, plus intense. « Jouer des personnages très sombres comme la baronne Sophie von Essenbeck des Damnés, est un challenge tellement passionnant à relever. Il faut aller chercher dans ses propres failles pour tenter de défendre l’indéfendable. Malgré leur noirceur on trouve toujours des excuses à ce type de monstre. » Femme forte, amoureuse passionnée, mère vengeresse, héroïne proustienne évanescente et mélancolique, la comédienne multiplie les rôles ambivalents et complexes. Tour à tour majestueuse et misérable, elle traverse les histoires, leur donne une dimension où la lumière n’est jamais loin des ténèbres.
Amoureuse des mots, la comédienne aime se lancer de nouveaux défis, mais c’est toujours l’équipe avec laquelle elle va travailler qui sera le moteur de ses élans. « Comme tous les comédiennes, les comédiens, j’aime être désirée. C’est toujours curieux et impressionnant de savoir que quelqu’un nous a choisi, a envie de travailler avec vous. C’est une phase dans nos métiers que je trouve particulièrement stimulante, tenter de comprendre ce que la personne avait en tête, quel fantasme l’animait quand il a eu le souhait de me proposer un rôle. »
Une Lucrèce troublante et humaine
Loin du personnage historique, de cette amoureuse des arts, de cette fille de Pape qui toute sa vie s’est laissé guider par la volonté de son père et de ses frères, la Lucrèce de Victor Hugo est un monstre avide de sang, une empoisonneuse, qui ne recule devant aucun obstacle pour arriver à ses fins. « Cela fait maintenant sept ans que j’habite ce personnage et la troisième fois que nous le reprenons la mise en scène de Denis Podalydès, salle Richelieu. C’est un vrai plaisir de retrouver la langue de Hugo, j’aime cette prose si poétique, qui sait, bien que parfois emphatique, être si percutante, si moderne. C’est la quintessence de ce qui me plait dans ce type de registre tragique. Et puis avec le temps, mon interprétation s’est patinée à l’aune de ma propre expérience. Je ne suis plus la même aujourd’hui. J’ai évolué, traversé des joies, des drames, ce qui a forcément une incidence sur mon jeu. »
Reprenant le rôle créé pour Guillaume Galienne, Elsa Lepoivre apporte au personnage un autre éclairage, plus humaine, moins monstrueuse. « C’est un rôle kaléidoscopique. Meurtrière, mère louve mettant tout en œuvre pour protéger son fils, femme sous la coupe d’un mari jaloux, elle est au cœur de thématiques qui me touchent. Quand elle rencontre cet enfant fruit de sa liaison avec un de ses frères, elle rêve d’être autre, de se débarrasser de son ancienne identité. Elle lutte contre elle-même. Son corps est le siège d’un combat intérieur entre raison et cœur. Tour à tour séductrice, machiavélique et maternelle, c’est une femme en lutte contre le monde des hommes. Elle me fait un peu penser à Lady Macbeth ou à Phèdre, que j’ai incarnée en 2013 dans une mise en scène de Michael Marmarinos. Ce sont des personnages forts autant que fragiles que j’adore travailler, qui sont passionnants à creuser. »
Sociétaire depuis 2007, Elsa Lepoivre ne prend jamais rien pour acquis. « Quand je suis entrée au Français, j’avais 30 ans, j’étais intermittente. Cela m’allait bien. Mais je ne pouvais décliner la proposition de Marcel Bozonnet. Je n’ai pas eu à réfléchir. C’était naturel. Et je continue à me fier à mes sensations. Parfois j’ai eu des doutes sur des rôles, des textes, mais je me sens, du moins pour l’instant, toujours chez moi dans la maison de Molière. Ce qui ne m’empêche pas de toujours me questionner à chaque date anniversaire de mon contrat (tous les ans pour les pensionnaires, tous les cinq ans pour les sociétaires) si c’est toujours pertinent pour moi d’être ici, si mon désir est-il toujours intact ? »
Loin des fantasmes, la comédienne poursuit sa route. Telle une abeille dans une ruche – surnom de la Comédie-Française – , elle butine chaque jour de nouveaux textes, propose, de nouveaux projets, comme ce fut le cas à l’automne dernier avec l’adaptation du roman, Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan. Si la mise en scène ne l’attire pas tout à fait, elle a le goût de la découverte. Après Lucrèce, elle se glissera dans la peau de Marquise du Parc dans la pièce imaginée par Julie Deliquet dans le cadre des 400 ans de Molière, et s’apprête à prendre le chemin des répétions avec Tiago Rodrigues. Cet été, elle sera de nouveau à Avignon. Carrière Boulbon, elle donnera vie à Hécube, reine déchue de Troie d’après l’œuvre d’Euripide.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Lucrèce Borgia de Victor Hugo
Salle Richelieu
Comédie-Française
Place Colette
75001 Paris
jusqu’au 1er avril 2024
Durée 2h10 sans entracte
Mise en scène de Denis Podalydès assisté de Alison Hornus
Avec Éric Ruf, Thierry Hancisse en alternance avec Christian Hecq, Elsa Lepoivre, Pierre Louis-Calixte, Gilles David, Julien Frison, Gaël Kamilindi, Marie Oppert, Adrien Simion, Sefa Yeboh
et les comédiennes et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Élodie Laurent, Marianne Steggall, Léna Tournier Bernard
Scénographie d’Éric Ruf assisté de Dominique Schmitt
Costumes de Christian Lacroix
Lumières de Stéphanie Daniel
Son de Bernard Valléry
Travail chorégraphique – Kaori Ito
Maquillages et effets spéciaux – Dominique Colladant
Masques de Louis Arene
Assistanat aux maquillages – Laurence Aué et Muriel Baurens
Le décor et les costumes ont été réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française