Black Label de David Bobée et Joeystarr © Arnaud Bertereau
© Arnaud Bertereau

Black Label, le coup de gueule choral de JoeyStarr et David Bobée contre le racisme

Après Elephant Man, le metteur en scène, directeur du Théâtre du Nord et l'ancien rappeur se réunissent pour une lecture engagée qui donne à voir les prégnances de la pensée coloniale.

Le théâtre peut-il réparer ? Remémorer ? Reconstruire ? Black Label, performance théâtrale qui s’inspire de l’œuvre écrite en 1956 par Léon-Gontran Damas, met en lumière des siècles d’oppression avec des systèmes documentés, dénoncés mais pas totalement démantelés. David Bobée et JoeyStarr juxtaposent une vingtaine de textes de 1222 à 2024. De la France au Togo, du Sénégal aux États-Unis, ces derniers font le constat sans appel d’une domination raciste savamment pensée, structurée et légitimée dans les discours.

Dans cette œuvre kaléidoscopique, on trouve des paroles historiques : celles de la lutte contre le colonialisme, l’esclavage et plus largement, l’exploitation systématique des afrodescendants par les pays occidentaux. Aimé Césaire, Sonny Rupaire, James Baldwin, David Diop, Malcom X…

Ces auteurs ont fait date et leurs apports culturels sont indiscutables, qu’il s’agisse de Civil Right Movement ou des penseurs de la « négritude ». Mais il serait commode de ne rendre hommage qu’aux morts et Black Label entend au contraire donner à voir leur héritage. De nombreuses plumes retournent les stigmates dont les populations issues de la diaspora africaine font l’objet et s’emparent à leur tour de ces contre-cultures. Des passages très éclairants du Iench et d’Autophagies d’Eva Doumbia posent sur le plateau la question des violences policières mais aussi de l’épineuse question de la provenance de nos aliments. On entend aussi les mots des poétesses Lisette Lombé et Kiyémis. Black Label est le carrefour des colères de personnes noires, de celle d’Assa Traoré qui pleure la mort de son frère, étouffé à 24 ans par la police, à celle de Malcom X dont la pertinence est inchangée.

Ce n’est pas un spectacle. C’est une lecture. Un concert. Une réflexion. Pourtant, le silence est total alors que Jules Turlet, chansigneur d’une élégance rare, oscille entre danse et langue des signes. Au commencement, il n’y a que ses mains dans un petit halo de lumière. Partout autour, l’obscurité. La voix de JoeyStarr, reconnaissable entre mille, ouvre le bal.

Ce n’est pas un spectacle. Pourtant, tous les regards sont tournés vers Sélène Saint Aimé, talentueuse artiste de jazz, quand elle s’affaire à la contrebasse, chante en créole ou ponctue les lectures de vocalises.

Ce n’est pas un spectacle. Pas même une histoire. C’est comme l’interstice de tous les grands textes, ceux qu’on lit, ceux qu’on enseigne, ceux autour desquels s’écrit doucement un roman national. Les textes dont JoeyStarr et Bobée s’emparent existent en creux du répertoire. L’écriture y est pourtant pleine, riche et parfois assez exigeante. Mais dans ces grands théâtres publics (le Théâtre du Nord en l’occurrence, que dirige David Bobée), un sentiment d’inédit plane sur ces écrits alors même qu’histoire et littérature devraient se les disputer.

Le dispositif semble léger, c’est dans la durée que le tout se fait plus pesant, comme si chacun des récits permettait de (re)construire l’empathie. Pour peu qu’on tende l’oreille, les textes donnent la boule au ventre. Ce n’est pas une œuvre dont on ressort léger. En tant que blancs, nous bénéficions des systèmes qui sont décrits, des héritages de l’exploitation coloniale, des traitements de faveur systématiques, des discours qui tendent à minorer ces expériences. Pour s’émouvoir de la crise de l’eau potable à Mayotte, encore faut-il en avoir connaissance et penser que celles et ceux qui y sont exposés sont nos semblables. C’est à cet endroit que Black Label s’inscrit. Travailler l’empathie. La culpabilité n’en est qu’une conséquence logique, humaine. Après tout, le racisme est un problème de blancs (titre d’un livre qu’on doit à la journaliste britannique Reni Eddo Lodge).

C’est une simplicité pudique qui s’impose, exception faite, peut-être, de la musique qui parfois trace à gros traits les intentions de la pièce. Les mots suffisent mais il leur faut tout un vide pour résonner, faire écho. Ces mots, JoeyStarr les profère avec ce même cri du cœur qui a fait la gloire de NTM, quitte à donner l’impression que certains extraits passent un peu en force.

Ce qui relève du spectaculaire en revanche, c’est ce bilan humain qui s’éternise, celui de victimes de violences policières qui, malgré les coupes, s’avère insupportable. « Qui sera le prochain ? » JoeyStarr reprend à son compte la question d’Eva Doumbia à laquelle tant de noms se sont succédés en réponse. La raison pour laquelle Adama et Nahel ont fait la différence, c’est parce qu’il y a eu des images. Le spectaculaire se passe de projecteur et de rideau car en un sens, il se passe de spectateurs. L’impunité prospère dans l’ombre. Impossible pourtant de ne pas s’indigner quand ces récits résonnent sur scène. Soit parce qu’ils font écho à nos expériences ou celles de nos proches, soit parce qu’ils mettent en péril l’altérisation radicale des minorités que cultive l’entre-soi blanc.

En somme, David Bobée et JoeyStarr font le pari d’une bonne représentation des personnes noires en multipliant les discours, les époques, les perspectives. On sent parfois qu’il a été difficile d’opérer des choix, que la lecture est dense, que la fatigue s’invite dans une voix éraillée, un balbutiement. Mais là n’est pas l’enjeu de Black Label car après tout, ce n’est pas un spectacle.


Black Label, conception de David Bobée et JoeyStarr
Théâtre du Nord
Grand’Place
59000 Lille
jusqu’au 17 février 2024

En tournée
6 avril 2024 au Festival Mythos en partenariat avec l’Opéra de Rennes
2 juin 2024 Les Nuits de Fourvière, Lyon

Mise en scène de David Bobée et JoeyStarr assistés de Sophie Colleu et Jean Serge Sallh
avec JoeyStarr, Nicolas Moumbounou, Sélène Saint-Aimé et Jules Turlet
Conseil littéraire Didier Boudet
Avec les textes de James Baldwin, Aimé Césaire, Souleymane Diamanka, Éva Doumbia, Léon-Gontran Damas, Kiyémis, Lisette Lombé, Roger Robinson, Tracy K. Smith, Assa Traoré…
Scénographie David Bobée et Léa Jézéquel
Décor Les ateliers du Théâtre du Nord
Lumières Stéphane Babi Aubert
Son Jean-Noël Françoise
Vidéo Wojtek Doroszuk

Costumes de Mayuko Bobée

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