Sur les hauteurs de Nice, perché sur son piton rocheux, qui lui donne son nom, le village de Carros attire en ce début janvier le regard des artisans du spectacle vivant. Créé en 2019, sous l’impulsion de Pierre Caussin, directeur du Forum, le Festival Trajectoires invite chaque année des artistes émergents ou connus à interroger notre rapport au monde par le prisme des récits de vie. D’Éva Rami à Paul Pascot, en passant par Félicien Juttner ou Nataša Živković, ce sont des mondes multiples, des parcours, des histoires d’ici ou d’ailleurs qui viennent habiter les plateaux des différents lieux de culture du département.
L’euthanasie, c’est du show !
Pour mettre en appétit les festivaliers, le Forum Jacques Prévert propose de débuter en douceur les festivités. Partenaire depuis 2018 du Festival Fragments, initié par la Loge à Paris, il présente lors d’une première soirée deux maquettes de spectacle en devenir, l’un soutenu par différentes structures d’Île-de-France, l’autre par des établissements régionaux. Parrainée par le JTN, Héloïse Janjaud essuie les plâtres avec Le Cimetière des éléphants. Alors que l’assemblée s’apprête dans les prochains mois à légiférer sur la fin de vie, et notamment sur la voie à l’exception d’euthanasie, la jeune artiste sortie en 2021 du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique questionne notre rapport à la mort à travers l’histoire d’une dame de 86 ans, qui souhaite en finir avec la vie avant d’être dépendante.
Son existence a été riche de tous les bonheurs. Elle a vécu une magnifique histoire d’amour. Ses trois fils font sa joie. Ses proches lui ont apporté amitié, tendresse et réconfort. Son mari, son double n’est plu. Il est temps pour elle de tirer sa révérence en beauté, de décider du moment de mourir. Déterminée, c’est à l’occasion d’un talk-show, façon C’est mon choix, qu’elle a décidé de faire ses adieux en direct au monde. Face à elle, nous retrouvons une animatrice survoltée, une menteuse patentée qui s’invente un cancer mortel pour trois minutes sous les feux des projecteurs, une excitée du bocal, un psy à côté de ses pompes et un grabataire qui se demande bien ce qu’il fait là. Si la mort tant attendue semble leur aller si bien, la forme mi-burlesque mi absurde choisie par Héloïse Janjaud interroge. Peut-on rire de tout ? Mais surtout est-ce la meilleure façon d’évoquer ce sujet délicat et de déboulonner tous les préjugés qui en découlent ? L’avenir le dira. Pour l’instant, le projet, bien qu’abouti, est encore fragile et mérite d’être ciselé sur le fond autant que sur l’objet théâtral souhaité. On peut faire confiance à l’autrice et metteuse en scène, qui n’a pas dit son dernier mot, bien au contraire.
Être Françé, ça veut dire quoi ?
Soutenus par le Forum Jacques Prévert et le Théâtre de Grasse, Lamine Diagne et Raymond Dikoumé se penchent avec humour et sans apriori sur la « question noire » française. L’un est métis – mère française, père sénégalais – l’autre est né en France de parents camerounais. Tous deux abordent de manière très différente couleurs de peau, groupe ethnique, regards des autres, racisme et surtout appartenance à cette grande famille qu’est la France. L’un se dit totalement intégré et n’avoir jamais ressenti de xénophobie, l’autre n’en peut plus de devoir répéter à tout bout de champ que son pays c’est ici et pas ailleurs.
Entrecroisant leurs histoires personnelles, ces deux artistes afro-descendants questionnent de manière intime le poids du colonialisme, des idées reçues, de la supériorité blanche sur les autres races sur l’inconscient collectif. Avec intelligence et finesse, ils déconstruisent archétypes et préjugés, obligent à changer de point de vue, à voir par un autre prisme notre histoire et notre rapport à l’autre, celui qui est différent. Hybridant les arts avec virtuosité, Lamine Diagne et Raymond Dikoumé évoquent avec humanité et pertinence le sujet sensible de l’identité. La maquette ne fait qu’effleurer le spectacle en devenir, mais déjà cette mise en bouche semble très prometteuse. Verdict à l’automne prochain !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Carros
Trajectoires
du 11 janvier au 16 février 2024
Forum Jacques Prévert
1 Rue des Oliviers
06510 Carros
Fragments #11
Le cimetière des Éléphants d’Héloïse Janjaud
mise en scène d’Héloïse Janjaud
Avec Thomas Fera, Laure Boyer, Lucie Mancipoz, Diego Colin, Benicia Makengele Aide du CNSAD
Françé de et avec Lamine Diagne et Raymond Dikoumé
Cie L’Enelle
