Il y a cent ans, une troupe russe s’installe à Chicago. Pas n’importe quelle troupe, non. Celle du Théâtre d’art de Moscou, portée par Constantin Stanislavski. Ce même Stanislavski auquel on doit une autobiographie : Ma Vie dans l’Art. S’inspirant de cette histoire, Richard Nelson signe un texte dépouillé qu’il porte au plateau dans une mise en scène où la convivialité, le bon-vivre et le bien-manger priment sur le fard alors que les drames politiques s’écrivent en creux.
Portrait d’une troupe
1923. Un certain Richard rentre de quelques semaines de voyage professionnel à New York. Ratés sur scène, départs en coulisses… Même pendant son absence, la vie de la troupe bat son plein et la petite séquence de rattrapage qui lui est offerte est l’opportunité parfaite pour que nous appréhendions la troupe.
Forte d’un certain succès, l’insouciance règne dans cette famille choisie où les regards, les sourires témoignent des affinités solides. Chacun fait allusion à des souvenirs qui les lient et dessinent une complicité à laquelle la pièce doit une vraisemblance saisissante. Pourtant, quelques silences trahissent des tensions et très vite, des enjeux financiers amputent ces retrouvailles de leur apparente légèreté. Le rêve américain a un coût.
Richard Nelson dresse le portrait d’une époque qui a son lot de paradoxes. Ce sont chez les ennemis de l’Union Soviétique que la troupe moscovite partage son art. Car dans la petite bulle de la diaspora russe, les comédiens font figure de paria. Et même si la troupe semble unie parce qu’elle a fait les cent coups, tout porte à croire que la scission est inéluctable.
Une fragile liberté
Si Notre Vie dans l’art, traduit en Français par Ariane Mnouchkine, fait le choix de l’anodin plutôt que du spectaculaire, de la tranche de vie plutôt que l’épique, c’est pour glisser du commentaire dans ces tableaux. Un commentaire sur l’époque mais aussi sur les cadres avec lesquels la liberté doit composer. Oui, c’est bien de liberté dont il s’agit. Une liberté qui a son lot d’incertitudes qui laisse penser qu’elle n’est jamais aussi belle que lorsqu’on en parle au passé. Ces souvenirs, chacun essaie de les faire revivre autour de cette longue tablée, échappant le temps d’une histoire à ce grand flou qui s’annonce. Ce dont la compagnie fait l’expérience, c’est aussi cette liberté à l’américaine où on accueille le succès à grands bras tout en balayant ses limites d’un revers de la main. En parallèle, l’Union Soviétique tente de faire rentrer la compagnie dans le rang tant que faire se peut.
Si cette liberté est insufflée dans l’intrigue, c’est sans nul doute parce qu’au plateau, la précision règne. Chacun semble connaître son personnage. Le jeu paraît documenté parce qu’enrichi de perspectives sur les interactions. Chacun sait ce que les autres rôles représentent pour le leur.
Le théâtre partout, tout le temps.
La compagnie se donne en spectacle. Autour de la table, on cite les répliques de la pièce. On convoque Tchekhov. On imite les autres comédiens de la troupe tant et si bien que chacun est tantôt acteur, tantôt personnage, tantôt spectateur. Puis il y a ce public installé en quadrillage-frontal qui ne disparaît jamais vraiment et que l’on devine dans la lumière tamisée. En somme, tout est spectacle. Tout est théâtre.
La raison pour laquelle tous ces tableaux s’avèrent si tangibles, c’est aussi parce qu’ils s’ouvrent et se ferment au beau milieu des interactions. Comme si les ellipses étaient aléatoires et que ces extraits documentaient innocemment la vie de troupe, quitte à glaner quelques conflits au hasard.
La propension des artistes de théâtre à se raconter est un puits sans fond. Il semble d’ailleurs parfois que le méta-théâtre pourrait être un genre en soi tant les dramaturges aiment commenter le milieu dans lequel ils évoluent, soliloquer sur leur propre rôle, sur les menaces qui pèsent sur leur milieu. Peut-être que théâtraliser son existence est une facilité, qu’elle renforce l’entre-soi et que la force dramatique de situations tient finalement davantage à l’identification du public qu’aux enjeux qu’elles convoquent. Peut-être aussi que parler de ce qu’on connaît, c’est garantir cette vraisemblance dans laquelle « Notre vie dans l’art » excelle
C’est en tout cas une pièce qui doit sans doute son intérêt à la dimension historique dans laquelle elle s’inscrit bien plus qu’à ce qu’elle entend écrire sur le métier. Là encore, rien de nouveau mais quand la vie s’offre de façon si tangible sur un plateau, on se laisse gagner doucement.
Mathis Grosos
Notre Vie dans l’art. Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923 de Richard Nelson
Festival d’Automne 2023
Théâtre du Soleil
route du champs de manœuvre
75012 Paris
jusqu’au 3 mars 2024
durée 2h05
mise en scène Richard Nelson
Traduction d’Ariane Mnouchkine
Avec les comédiens du Théâtre du Soleil : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan