Laura Bachman et Marion Barbeau sont toutes les deux des danseuses issues du Ballet de l’Opéra de Paris et l’ont l’une et l’autre quitté, pour s’aventurer ailleurs. D’autres infinis, d’autres possibilités. Elles se connaissaient sans se connaître vraiment comme on le fait quand on appartient au même corps de ballet. Après le grand succès qu’elle a remporté pour son beau rôle dans le film En corps de Cédric Klapisch, Marion Barbeau a demandé un congé à l’Opéra et a rencontré enfin Laura qui travaille avec Anne Teresa de Keersmaeker et Boris Charmatz (entre autres sur sa dernière création Liberté cathédrale). Elles ont envie de travailler ensemble, peut-être à cause de leurs racines communes et de cet appétit à chercher d’autres (des)équilibres qui les chahutent un peu et les forcent à explorer ce qui est dans l’ombre.
Laura, pour sa première chorégraphie, a en tête un duo avec un danseur, les dates ne concordent plus. Elle garde l’idée du duo et le propose à Marion. Le thème de travail est surprenant et enivrant : Ne me touchez pas. Quand on danse et un duo de surcroit, c’est un défi. Pourquoi le duo répond-il aux questions que se posent les deux danseuses, interprètes, chorégraphe, auteures ? Nous leur avons demandé.
Comment est née l’idée du duo ?
Laura Bachman : Nous ne nous connaissions pas vraiment à l’opéra de Paris et lorsqu’on s’est retrouvées après bien des années et des expériences, on a constaté qu’on avait une vraie affinité artistique et humaine, et des désirs communs, notamment celui de créer des films de danse, comme ceux de la compagnie DV8 par exemple, c’est-à-dire créer un objet et pas seulement enregistrer un ballet. Mais ce type de projet prend du temps à se mettre en place… Et c’est dans ce contexte que j’ai proposé à Marion de faire partie de ma pièce.
Marion Barbeau : Je venais de finir le film de Cédric Klapisch lorsque Laura m’a recontactée et on a eu envie d’explorer ce qu’on pouvait faire l’une avec l’autre. On a expérimenté en dansant hors des murs d’un studio, dehors dans les bois ou dans un lieu qu’on nous prêtait. On voulait se rencontrer par la danse : à l’Opéra on n’avait pas eu l’occasion de danser dans les mêmes pièces de créateurs.
Laura Bachman : Pour ma première pièce en tant que chorégraphe je ne voulais pas être seule. Et c’était dans la période du covid. Le fait de ne pas pouvoir se toucher a été déterminant. Un thème spécifique et large avec un cadre souple.
D’où vient le titre ?
Laura Bachman : Du Carnet d’Or de Doris Lessing. Un personnage dit : « Ne me touchez pas, ne me touchez pas car j’ai peur de ressentir. » Quand je l’ai lu à 18 ans, j’avais noté cette phrase. Et je l’ai retrouvée au moment où je cherchais le titre.
Et le point de départ du duo ?
Marion Barbeau : La première répétition, Laura avait des exercices précis en tête, des « tasks d’impro » : on a expérimenté un exercice qui nous a pris toute la journée. Voici l’indication que l’on devait suivre : toucher un point du corps de l’autre, l’une après l’autre.
Laura Bachman : ça nous a permis d’explorer les manières de se toucher et aussi nos styles de danse, car même si on vient du même endroit – l’Opéra, on n’a pas la même expérience. Nous sommes assez complémentaires, on aime sentir le groove de l’autre, être en confiance.
Le titre annonce le contraire de ce qui se passe en fait ? Il y a beaucoup de points de contact entre vous ?
Laura Bachman : C’est le défi de la pièce : parler du toucher par la danse. En tant que danseurs, nous sommes très tactiles. Comment mettre en exergue « le toucher » quand on passe par un médium où l’on se touche énormément. L’idée était de commencer la pièce par un non contact et puis….
Incarnez-vous deux personnages ?
Marion Barbeau : Oui on peut le dire ainsi même si ce n’est pas « narratif » mais plus « poétique » ce n’est pas comme dans un ballet classique mais oui il y a bien deux personnes, deux personnalités. Il a fallu se construire un personnage avec sa complexité.
Laura Bachman : on ne démarre pas d’un point A pour arriver à un point B, mais j’aime les raconteur/ses d’histoire, et cet « espace narratif » est à l’opposé du monde très « abstrait » dans lequel j’ai travaillé, celui de Rosas, par exemple, ou de Boris Charmatz.
Quel est donc ce « narratif » ?
Laura Bachman : Je suis partie du thème de l’haptophobie, la peur que ressentent certaines personnes d’être touchées, elles ne supportent aucun contact. Le premier solo de Marion, celui qui commence la pièce, évoque cela : elle est seule et elle a pourtant l’impression d’être touchée. On a construit ensemble cette façon de traduire sa phobie, il a fallu que ce personnage ait des émotions, que son visage soit expressif : Nous ne voulions pas rester dans le neutre, ni nous empêcher de « montrer », d’exprimer ce qui nous traverse. Notre corps le fait, nos visages aussi…
Marion Barbeau : nos voix aussi : des sons, des vocalises qui jaillissent des corps.
Laura Bachman : Autre chose encore me semblait intéressant d’être traité dans le duo : la puissance de réappropriation du corps féminin qui passe par une sensualité et une forme de sexualisation choisie, comme celle revendiquée par les danseuses qui travaillent dans les chorégraphies de pop stars. Mon personnage au début se situe dans cette sphère. Nous avons aussi exploré d’autres pistes : celles de la violence, du jeu, de la douceur, de la parure, du toucher à travers le tissu…
Les costumes racontent l’inversion de pouvoir entre nos deux personnages, un effet de miroir, Marion est dans une position vulnérable au début et moi je le suis à la fin.
Le duo est-il conçu comme un continuum ?
Laura Bachman : Il s’est construit en partant d’une situation fermée pour aller vers la lumière. Dès qu’on entre en contact, il y a une ouverture de l’espace, une douceur qui arrive.
Avez-vous travaillé en improvisation ?
Laura Bachman : Oui et on continue à laisser une trame d’improvisation mais il y a aussi des parties très écrites.
Au moment de l’élaboration de la pièce, la danse que vous improvisiez portait-elle la trace d’autres chorégraphes dont vous aviez été les interprètes ?
Marion Barbeau : Nous n’avons pas du tout travaillé avec les mêmes chorégraphes. Pour Laura, il y a le pôle belge avec Anne Teresa de Keersmaeker, pour moi le pôle israélien avec Hofesh Shechter et il n’était pas question d’effacer cela. Mais dans cette pièce, il me fut vite évident que je dansais du « Laura Bachman ». Dès le début, ce travail d’impro sur « toucheur/touché », cette base, a déterminé beaucoup de choses.
Laura Bachman : Ça a été l’occasion de découvrir nos influences justement. Marion a une facilité « à aller au sol » de façon souple et désarticulée, comme on le voit chez les chorégraphes israéliens, ce qui n’est pas mon cas. Moi avec Rosas, je suis davantage dans quelque chose de plus saccadé, le travail du sol assez différent. Dans le studio, nous deux seules, on se disait : « on a fait la même école qui nous a beaucoup formatées, on a travaillé pendant longtemps avec des gens très différents, alors voyons ce que cela donne sans personne d’autre que nous ! » La pièce est marquée par cette recherche : comment on bouge sans une « figure supérieure ».
Quelle expérience du duo, de cette forme particulière avez-vous, l’une et l’autre ?
Laura Bachman : J’ai dansé Fase avec Anne Teresa et, exception faite pour notre pièce où nous dansons Marion et moi, je peux dire que je n’avais jamais été autant connectée à quelqu’un, alors qu’on ne se touche jamais. Avec Fase, j’avais pu voir tout ce que le duo offre : ne pas être seuls sur scène et une intimité extraordinaire. Être deux à porter la pièce.
Marion Barbeau : pour les pas-de-deux dans le classique, on apprend les pas, la technique fait venir la confiance. Il y a une connexion, il y a l’écoute. Et surtout il faut le plaisir. Et le lâcher prise. C’est primordial. Quand on est à deux, il faut se créer un langage commun, corporel, qui nous permet de communiquer immédiatement quand il faut prendre un risque, changer quelque chose.
Laura Bachman : il faut être capable d’entendre ce que dit ou ne dit pas l’autre et oser signifier à l’autre quand ça ne va pas. Comme dans un couple, au fond…
propos recueillis par Brigitte Hernandez
Ne me touchez pas de Laura Bachman
Festival Faits d’Hiver
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
jusqu’au 20 janvier 2024
En tournée
24 janvier 2024 au Phénix – Scène nationale de Valenciennes
6 et 7 mars 2024 au Théâtre de Nîmes
12 mars 2024 au Lux scène nationale Valence
22 mars 2024 à La Comète Châlons-en-Champagne
27 et 28 mars aux Gémeaux, Sceaux
28 et 29 mai au Théâtre de Cornouaille Quimper
avec Laura Bachman et Marion Barbeau
Musique originale de Vincent Peirani et Michele Rabbia
Création lumière d’Éric Soyer