Comment est né votre goût pour l’art vivant ?
Maya Bösch : J’avais 16 ans J’étais autant intéressée par le sport que par l’art. J’allais beaucoup au théâtre et au cinéma et ma bande de copains s’amusait à faire du cinéma expérimental. Je n’étais pas encore une lectrice passionnée, mais une passionnée de la performance, du happening, de l’action. J’avais soif de découvrir d’autres regards, histoires, langues, cultures et univers. Et puis l’art vivant est venu vers moi peu à peu, spontanément, physiquement. Il y avait une manière de rendre réel presque palpable le fictionnel. L’art et en particulier le théâtre me permettait de créer un autre rapport avec le monde, avec la réalité, de pouvoir la transformer et créer une contre-esquisse, absolument nécessaire pour moi de vivre dans ce monde. C’était ma bouée de sauvetage, pour utiliser le terme de Velibor. C’était une relation physique, plutôt charnelle, sensuelle qu’intellectuelle. Je crois que c’est ce qui m’a le plus séduit au début, la force de transformer le réel, et d’en créer un autre, une autre réalité ponctuelle. Puis pour mes études, je suis partie aux États-Unis, où j’ai commencé à étudier l’histoire de l’art, et puis j’ai rapidement glissé vers le théâtre et la mise en scène. C’est là où j’ai compris que le spectacle, ce n’est pas seulement du divertissement, un passe-temps, mais un métier, un artisanat où il est possible de créer des espaces, du temps et du corps. J’ai à ce moment précis découvert mon corps politique. Cela m’a tellement fascinée, que j’ai compris que c’est cela que je voulais faire, sculpter des espaces, créer de la matière à voir, à penser, à imaginer. Étant une jeune rebelle, j’ai commencé à fréquenter le squat d’artistes, à entrer dans des collectifs, à manifester. Cela m’a permis de trouver un espace de pensée et d’expression personnelle, une autonomie et une résistance.
Le corps est important dans votre travail…
Maya Bösch : Oui, mon rapport au théâtre ou à l’art passe par le corps. Cela a toujours été ainsi. Et c’est pour ça que le spectacle vivant, est la forme d’expression qui me correspond le mieux et qui me touche. Contrairement à d’autres arts, on travaille avec une grande pauvreté, si je peux dire. C’est l’humain, cet être de chair et d’os qui en est le moteur, l’objet et l’essence et que je travaille aussi comme un espace, une architecture, un esprit et un rythme. C’est passionnant d’en découvrir et d’en concevoir ses limites. Sur chaque projet, c’est très différent. Les émotions, la psychologie, les contraintes ne sont jamais les mêmes.
Comment est né ce projet autour de l’œuvre de Velibor Čolić ?
Maya Bösch : Du livre tout simplement. C’est une histoire assez dingue. Je fréquente depuis des années la même librairie. Sa gérante me connaît bien. Un jour, où j’avais un rendez-vous à Strasbourg, je passe la voir. Je cherchais un ouvrage à lire pendant le trajet, pour m’occuper. Elle me met entre mes mains Manuel d’exil et l’écriture de Velibor Čolić, ce récit d’errance m’est littéralement tombé dessus. Je venais de reprendre la tournée de Howl, le poème phare d’Allen Ginsberg et Manuel d’Exil, bien que différent, avait aussi cette force poétique et ce cri indicible pour l’humanité. Cela a été une fulgurance, aussi un énorme choc. Quelques années auparavant, j’ai rencontré Jean-Quentin Chatelain avec qui j’ai tourné un film à Gibellina en Sicile. L’idée d’errance était au corps de l’histoire. Cela nous a donné envie d’envisager de travailler ensemble sur une pièce de théâtre. Il y a eu comme une évidence, comme si tout s’alignait. D’autant que je venais de monter à La Bâtie, Festival de Genève, Tragédy Relodead, prélude 2, d’après Les Suppliantes d’Eschyle et Animaux d’Elfriede Jelinek, où est évoqué notamment l’exil, mais aussi la démesure de violence sur le corps en temps de guerres… tout cela en pleine crise migratoire de 2015.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le texte de Velibor Čolić ?
Maya Bösch : On était en 2018. La crise migratoire, n’avait certes pas atteint les sommets d’aujourd’hui, mais elle était déjà présente dans l’actualité et dans la tête de tout le monde. En lisant Manuel d’exil, ce qui m’a profondément touché, c’est la manière dont ce texte déconstruit nos clichés sur le migrant. Il offre une autre perspective, déplace le regard et nous oblige à changer entièrement notre vision. On est chez lui, dans sa tête, dans son regard et son battement de cœur. Le rapport change. On est dans le « je », récit autobiographique, qui trace sa ligne à travers guerre et exil. C’est d’autant plus fort, que Velibor Čolić est déjà écrivain quand il arrive en France, qu’il a déjà les moyens de s’exprimer de faire entendre sa voix. C’est cela que j’ai voulu porter au plateau : la lutte d’un migrant et d’un artiste. Ses perspectives, douleurs et ambitions.
Justement comment on adapte ce genre d’œuvres ?
Maya Bösch : Avec beaucoup de temps. Je crois que c’est ma première adaptation dans ce sens-là. J’ai fait beaucoup de montages de textes, d’hybridation, mais jamais je n’ai travaillé qu’un seul texte. Cela m’a pris plus de six mois pour adapter Manuel d’exil, pour trouver le bon rythme. Car finalement au plateau, c’est cela le plus important, le tempo. Du coup, je n’ai pas suivi le fil de la lecture, j’ai tracé mon propre chemin entre anecdotes, récits, dialogues intérieurs et rencontres avec les différentes personnes qui croisent son errance, que ce soit ses copains du foyer d’hébergement, l’employée de l’OFPRA à Paris pour sa demande d’asile, le philosophe invité avec lui à France Culture, ou encore les femmes qu’il rencontre la nuit, les bancs publics et les villes. Partout Velibor est confronté à son passé, à ses démons et ses solitudes. J’ai essayé de donner vie à ses mots, de faire en sorte que sa poésie soit audible au plateau. Il y a dans son écriture quelque chose de jazzy, une musicalité de son spleen, ou encore un souffle de transe. Il donne à entendre la douleur qui l’habite et le hante, ses cris et ses pleurs, ses fantômes d’une vie passée et sa force pour rester après avoir lutté pour arriver en France. Et puis, ce qui est très fort avec ce texte, c’est aussi que c’est son premier livre écrit en langue française. Quand il a quitté la Bosnie-Herzégovine en 1992, il voulait venir absolument en France dont il avait une image stéréotypée, presque fantasmée. Il voulait apprendre la langue de Balzac, Baudelaire, Hugo, dont il avait lu les livres. Son ambition était de devenir un écrivain de la langue française. Mon travail se situe là, chercher à attraper le public pour qu’il entre dans la peau d’un migrant comme lui, que l’on puisse regarder dans le même sens que lui, de l’intérieur, c’est-à-dire depuis sa respiration.
La thématique de l’exil, de la migration, de la guerre résonne avec l’actualité…
Maya Bösch : oui, il y a dans ce spectacle, qui aurait dû être créé en 2020, mais qui en raison du covid a été reporté à l’année suivante, quelque chose d’universel, d’intemporel. On peut toujours l’entendre, tellement il sonne juste. Quelle est notre humanité ? La guerre, qu’elle ait lieu en Bosnie-Herzégovine ou en Ukraine, c’est la guerre. Un marché politique et économique, le pouvoir des intérêts, la haine. De même avec la migration qui en découle. Qui sommes-nous sans l’autre ? C’est toujours l’autre qui nous y regarde. Il y a aussi dans ce texte d la lutte d’un artiste, de sa survie par l’écriture. Sa manière de résister. C’est une forme qui me touche, et nous interroge à la fois, car l’art reste le dernier rempart face au fascisme, à la mondialisation, à l’uniformisation, à la déshumanisation de nos sociétés.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Manuel d’Exil de Velibor Čolić
T2G
41 Av. des Grésillons
92230 Gennevilliers
du 15 au 25 janvier 2024
durée 1h15 environ
Adaptation et mise en scène de Maya Bösch, assistée d’Océane Court-Mallaroni
Texte publié aux Éditions Gallimard
Avec Fred Jacot-Guillarmod
Scénographie de Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka
Lumière de Laurent Junod
Son de Maïa Blondeau
Costumes de Gwendoline Bouget
Construction scénographie, Régie lumière – Lionel Haubois
Régie son – Michel Zurcher