Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter au plateau cette nouvelle de Dostoïevski ?
Lionel Gonzàlez : Cela remonte à 2017. Après une première participation au festival de Villerville, je m’étais engagé auprès d’Alain Desnot, alors directeur de la manifestation, à revenir avec une nouvelle création. J’avais envie de nouvelles formes, d’emprunter d’autres chemins. J’avais en tête un autre texte du dramaturge russe, Le rêve d’un homme ridicule. Il y avait dans ce récit quelque chose qui m’intriguait et m’attirait en même temps. Dans le même temps, j’ai travaillé sur un opéra dont l’histoire s’inspirait de cette nouvelle. C’était extrêmement écrit. Mon processus créatif se basant principalement sur l’improvisation, je me suis dit que je connaissais trop l’œuvre pour me sentir libre de l’adapter. J’ai donc cherché autre chose. On était à trois semaines du Festival. C’est en relisant Le Journal d’un écrivain de Dostoïevski, qu’il a publié à la fin de sa vie, que je suis tombé sur La Douce. Ça été un choc. La nouvelle m’a totalement bouleversé sans que je comprenne vraiment pourquoi, que j’ai tout de suite su qu’il y avait matière pour le plateau. C’est comme cela que l’aventure à commencer.
Vous avez avec cet auteur un vrai lien ?
Lionel Gonzàlez : Oui, il fait partie de mes auteurs de prédilection. J’ai quelques-uns de ses ouvrages sur mon chevet. Je les lis et les relis très régulièrement, il alimente et nourrit mon travail. Je m’en suis inspiré pour des laboratoires, des mises en scène. Lors de la création de la compagnie, le premier spectacle que j’ai monté c’était Le Joueur. Puis, avec Jeanne Candel qui m’accompagne sur ce projet, nous avons monté en 2018 Les Frères Karamazov avec les élèves de la promo sortante de L’ESAD. On peut donc en effet dire que Dostoïevski est un auteur extrêmement important pour moi et ce depuis très longtemps.
La douce raconte l’introspection d’un homme après le suicide de sa jeune épouse… un sujet plutôt grave ?
Lionel Gonzàlez : Oui, ce n’est pas léger. D’ailleurs, à chaque fois que l’on me demande de quoi cela parle, et que je résume l’œuvre, c’est toujours la même réaction, une sorte de recul, de « ah oui, ce n’est pas très heureux ». Ce en quoi je ne suis pas tout à faire d’accord. Justement parce que chez Dostoïevski, il y a au cœur de la noirceur, toujours une source de lumière certes petite, mais d’une rare puissance. C’est très propre à son écriture, son regard sur le monde, et c’est chez lui très lié à la question de Dieu. Et je crois que c’est ce qui me touche le plus. Il ne tombe jamais dans le cynisme, il y a toujours un peu d’espoir. D’ailleurs dans Le Rêve d’un homme ridicule, il y a une phrase qui résume tout cela très bien. À un moment donné, le personnage principal, le narrateur du récit, évoque le fait que ce qui est déprimant dans nos sociétés contemporaines, c’est le fait depuis que les villes sont éclairées au gaz – comme c’était le cas à l’époque – on voit tout, tout le temps, il n’y a plus de secret, plus de zone d’ombre. Alors qu’au cœur de la nuit noire, dans une zone désertique, certes on ne voit rien mais il y a toujours une petite étoile pour nous guider. Et c’est ça que j’ai eu envie de mettre en avant en adaptant La Douce, le fait qu’il y a toujours un espoir.
Le texte fait écho au maltraitance conjugale, sujet brûlant d’actualité…
Lionel Gonzàlez : En tant qu’homme, je trouvais important d’aborder ce sujet. Le narrateur de La Douce cherche à comprendre ce qui a poussé sa femme à mettre fin à ses jours. Au fil du récit, il découvre sa propre culpabilité, qu’il a une responsabilité énorme dans la mort de sa jeune épousée. Je trouve que cela dit aussi beaucoup de notre société. L’homme, au sens du masculin du terme, est quand même à l’origine de beaucoup de souffrances faites aux femmes. Par conséquent, en tant qu’homme, cela m’oblige à me questionner, à voir autrement mon histoire, mon rapport aux femmes. Il est toutefois important de contextualiser, quand j’ai commencé à travailler sur ce spectacle, on n’avait pas autant conscience de ces drames intimes, de l’ampleur de cette violence conjugale. C’est au fil du processus créatif, et maintenant avec la reprise au Théâtre de l’Aquarium, dans le cadre du festival Bruit, que tout cela résonne différemment en moi. J’ai moi aussi du regarder en face le phénomène, le prendre en compte dans ma manière d’aborder le sujet et assimiler le fait que moi aussi, je suis porteur de cette violence, j’en suis un des vecteurs, même de façon inconsciente, puisqu’elle est si systémique. Cela m’a donc obligé à commencer à déconstruire nos modèles sociétaux, tout comme le fait le narrateur de la nouvelle.
Au TGP, où vous avez créé le spectacle, la salle du terrier, somme toute assez atypique, donnait à l’œuvre une dimension totalement onirique. Comment allez-vous recréer cette ambiance particulière dans un lieu plus normé ?
Lionel Gonzàlez : C’est effectivement un des gros enjeux de cette reprise, car le terrier appelé quelque part ce que j’ai appelé à l’époque un Dostoïevski du sous-sol, qui raconte ce qu’il y a derrière les apparences. Il y a donc eu une vraie rencontre avec le lieu, le texte et mon processus créatif. Il était donc important de pouvoir transposer cette atmosphère dans une lieu de spectacle plus classique, tel que l’est la petite salle de l’Aquarium. On a donc consacré deux semaines à la scénographie lors des répétitions pour la reprise. Nous avons puisé dans la ressourcerie, où sont stockés et mis à disposition les anciens décors, pour réinventer cet espace en arrière-plan où évolue Jeanne Candel, dont le parcours s’inspire librement du personnage de la servante de la nouvelle, Loukeria. Je crois qu’on a trouvé le bon endroit et que grâce aux artifices que permet le théâtre, nous n’avons pas reproduit – ce n’était pas le but – , mais réinventer un espace scénique en accord avec mon geste artistique.
La musique est en élément important de votre travail…
Lionel Gonzàlez : je trouve que cela apporte une autre dimension au spectacle. Avec Thibault Perriard nous avons travaillé en deux étapes. De manière très brute, j’ai dans un premier temps développé des paroles non formalisées, dans le but d’une adresse très directe et non stylisée aux spectateurs. Puis Thibault est venu, nous avons commencé à improviser ensemble, à trouver un endroit de dialogue entre les notes et les mots. Sa musique me permet de de me connecter à des choses plus invisibles, plus lointaines pour dépasser ce que l’on voit au plateau, pour donner une autre dimension au texte, une dimension plus spirituelle. Et puis, il ne faut pas oublier la performance muette de Jeanne Candel, qui apporte encore autre chose au spectacle, une sorte de présence fantomatique mais très concrète. De cette hétérogénéité de médium naissent de manière très organique une complémentarité de forme, une poésie plurielle.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La nuit sera blanche d’après La Douce de Fédor Dostoïevski
Création en avril 2022 au TGP
Théâtre de L’Aquarium – Bruit, festival théâtre et musique
Cartoucherie – Route du Champs de Manœuvre
75012 Paris.
Du 18 au 27 janvier 2024.
Durée 2h.
Direction artistique de Lionel González
Traduction d’André Markowicz
Conception et jeu – Jeanne Candel, Lionel González, Thibault Perriard
Scénographie de Lisa Navarro
Lumière de Fabrice Ollivier
Costumes d’Élisabeth Cerqueira
collaboration artistique – Chloé Giraud