Les Émigrants de W.G. Sebald - Mise en scène de Krystian Lupa © Simon Gosselin
© Simon Gosselin

Les Émigrants, Lupa sauvé des eaux

À l’Odéon, après moults rebondissements, la dernière création du maître polonais voit enfin le jour et invite à plonger dans l’œuvre intime de W.G. Sebald. 

Il y a le temps qui s’écoule lentement, inexorablement, le jeu des comédiens tout en émotion contenue, en intériorité. Il y a ce décor imposant, ces hauts murs surmontés de grandes fenêtres, qui enferment les protagonistes dans un univers clos. S’attachant à donner vie à deux des récits qui habitent Les Émigrants de SebaldKrystian Lupa fait dans la dentelle, le sur-mesure. Tout est pensé, millimétré pour qu’éclatent au plateau cette sensation étrange, cette douleur, cette déchirure, ce vide lié à l’exil, à l’incapacité à s’installer ailleurs, l’impossibilité de revenir. 

Sebald — du moins son double, le comédien Pierre Banderet — est là, présent. Il erre sur les planches, cherche à travers des bribes de souvenirs, quelques photos jaunies à reconstruire les vies de ces deux êtres qui, à cinquante ans d’écart, ont marqué son existence. Le premier est son instituteur, Paul Bereyter (Manuel Vallade). D’origine juive, il se voit contraint, en pleine montée du nazisme, de quitter son poste, d’abandonner sa ville natale pour se réfugier en France. Ce bannissement forcé par les événements est une blessure béante faite au plus profond de son âme, qui jamais ne se refermera. 

Le second est son grand-oncle Ambros Adelwarth (incarné dans sa jeunesse par Pierre-François Garel, et, mûrissant, par Jacques Michel). L’Allemagne, il l’a quittée en 1910 pour les États-Unis, suivi par une partie de la famille. Enchaînant les petits boulots, il devient le valet, puis l’homme de compagnie, l’amant de Cosmo Solomon (Aurélien Gschwind), un riche héritier esseulé et fantasque. Profondément rongé par une rage de vivre et un spleen abyssal, il finit par se suicider en abandonnant Ambros à son triste sort. Exilé de cœur, ce dernier poursuit sa vie dans une sorte de léthargie ouatée, attendant la mort désespérément. 

Irrémédiablement blessés, Paul et Ambros vont tenter d’affronter le monde extérieur, de lutter, de résister pour ne pas totalement sombrer, alors qu’ils vivent, l’un juif, l’autre homosexuel, au ban d’une société qui les rejette. Rien n’y fera. Le sol, la terre de leur ancêtre, la présence de l’autre, est un manque que rien ne comble. Hantés à jamais par ce qui les définit au plus profond d’eux-mêmes, ils vont, malgré l’aide de leurs proches, les douces Lucy Landau (Monica Budde) et Tante Fini (Laurence Rochaix), sombrer toujours un peu plus dans une forme d’asthénie de plus en plus sombre. 

Avec une exigence, une ténacité de tous les instants, Krystian Lupa emporte les spectateurs et les comédiens dans un monde asphyxiant, paralysant. Afin de porter au plateau l’atmosphère mélancolique du roman de Sebald, le metteur en scène, certainement l’un des plus grands de ces dernières décennies, imagine un espace aux dominantes gris-bleu où il convie spectres et fantômes, où les morts hantent les vivants, où le temps s’est ralenti. Il joue des contrastes, détourne les codes. Les réminiscences heureuses de ces vies perdues s’étalent en quatre par trois sur un immense écran placé au-devant de la scène, alors qu’au plateau ne s’égrènent que des souvenirs, des moments où déjà la finitude de l’existence est inscrite.

Paroles murmurées, silences longs, éloquents, tension palpable, direction d’acteurs à marche forcée ne laissant aucune liberté, la mise en scène de Lupa est d’une rare maîtrise. Ni l’arrêt brutal des répétitions à Genève, ni la déprogrammation à Avignon, ni les huit petits jours accordés par un Odéon contraint par le temps et le budget pour reprendre et finir enfin ce spectacle tant attendu n’ont abîmé ou amoindri le feu sacré qui anime l’artiste polonais. Il faut l’entendre dans la salle, lors de la première, chantonner, répéter les noms des protagonistes, rugir dans un micro, s’énerver. Il vit le moment comme si son existence en dépendait. C’est fort, intense, parfois long, voire ennuyeux. Rien n’est simple dans ce spectacle, ni le fond, ni la forme, ni la manière dont la perception de l’exil est renvoyée au public. 

Tout n’est pas parfait, c’est le propre du spectacle vivant. Mais Les Émigrants n’en est pas moins une œuvre d’art puissante et sépulcrale. Fulgurance du geste, maîtrise des outils du théâtre, virtuosité de la scène, le dernier Lupa s’insinue lentement en nous, déroute, touche et ne laisse définitivement personne indifférent ! 


Les Émigrants d’après le roman de W. G. Sebald
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 ParisJusqu’au 4 février 2024
Durée environ 4h05 avec entracte

écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière de Krystian Lupa
avec Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier

collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français – Agnieszka Zgieb
création musicale de Bogumił Misala
création vidéode  Natan Berkowicz
costumes de Piotr Skiba
directeur de la photographie – Nikodem Marek
assistant à la mise en scène et à la dramaturgie – Maksym Teteruk
assistante stagiaire à la mise en scène – Juliette Mouteau
assistant réalisateur – Jean-Laurent Chautems
assistant à la vidéo – Stanislaw Paweł Zieliński
assistant lumière – Arnaud Viala
assistant scénographie et accessoires – Terence Prout
assistante costumes-  Karine Dubois
fabrication du décor – Ateliers de la Comédie de Genève
et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe

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