Dans la salle haute du Théâtre de la Bastille, on s’apprête à passer un bon moment. Tout ce qu’on aime : un spectacle qui met en joue le langage et l’analyse d’un art (en l’occurrence la « Peinture », et même la « grande peinture, Rembrandt, Caravage, Champaigne » !) par un binôme qui se glisse dans la peau de transmetteurs de sens entre les spectateurs et « l’Art », qu’il soit visuel ou théâtral. Or, cette mise en scène est-elle elle-même mise en question par nos deux lurons ou se glisse-t-elle vite fait dans les marques habituelles du questionnement du « regard » et du « discours » ? Que font les critiques qui jugent les spectacles comme celui de L’amour de l’art ? Ils jugent, analysent parfois, livrent des clés de lecture, valident ou rejettent.
Conférence à hue et à dia
Dans le cas des conférenciers, ils sont censés donner eux aussi des clés, là le poignard de Judith, ici le crâne, symbole de la vanité des humains qui ne doivent jamais oublier le memento mori (souviens-toi que tu mourras) ou l’amor fati (l’amour de son destin), comme le scande la femme au tailleur rouge dont la jupe lui « boudine horriblement le ventre ». Oui, ne pas oublier que quoi qu’on dise, la vanité des choses se voit clouée vive par la mort au bout du chemin et du rouleau compresseur qui s’y lance dès qu’on soulève la paupière sur le monde. Venez voir ce que la vie vous réserve !
Alors, alors ? Les deux compères, vont-ils nous aider à prendre de la distance en nous donnant quelques outils de métalangage ? Nous apaiseront-ils en introduisant l’idée que l’analyse d’un tableau ou de quoi que ce soit d’autre est toujours une interprétation et que l’intérêt d’en parler est délicat et parfois inutile (sauf à le faire à la façon de l’historien Daniel Arasse nous documentant magistralement sur les intentions, l’art et la manière des peintres majeurs de la Renaissance en nous rappelant combien le regard se travaille). Pas un mot sur les téléphones qui selfisent ou gardent en mémoire l’œuvre admirée. Pas le sujet.
La maladie du gag
Dans le cas de nos deux conférenciers, ils nous révèlent dès le début qu’ils sont à côté de leurs plaques personnelles… Ils souffrent l’un et l’autre de « rétroversion » de presque chacune partie de leur corps, ce qui pourrait provoquer un « twist » dans la livraison de leur savoir à nous, public. La rétroversion des pores de la peau de l’une qui l’empêche de transpirer ou la rétroversion du foie de l’autre ou du coude etc… se veut un prologue à la conférence même. Elle s’impose plutôt comme un long, très long préambule reposant sur le systématisme, un genre comme un autre, soit l’énoncé d’un état (la non-transpiration) suivi d’une explication (rétroversion des pores) suivie de l’assurance que cette difformité n’altèrera en rien la qualité de la conférence.
Si le procédé fait sourire au début, il épuise vite son jeu répétitif. Enfin ils s’y mettent : « Là vous voyez un bras, là du sang… bon voilà. » L’art, ou du moins, la peinture, les œuvres, ne peuvent, pour eux, qu’être limités à la description, que l’on sait forcément réductrice et, sinon fausse, du moins réductrice : ceci n’est pas une pipe, nom d’une pipe ! Bref, un gag et l’amour du gag.
L’art à gros traits
Ainsi le duo a choisi le loufoque, le burlesque, l’envolée dingue, mélangeant leur propre vision à l’ivresse de la démonstration. Soudain, l’homme se met à danser : « Regardez, j’aurais pu faire un saut, même deux, même trois !… Regardez j’enchaîne, regardez ! » Oui nous regardons, il saute, il est joyeux et le spectacle fait sentir qu’on aurait pu être embarqués dans autre chose, pourquoi pas, dans une interprétation d’une œuvre par un autre art, ici la danse. Mieux ou pas ? On n’en saura rien, car tout le spectacle reste calé dans les marques du début : on regarde vaguement, on décrit vaguement, on conclut vaguement. Ce vaguement permet le décalage, le ricanement sans qu’on ait besoin de le faire entendre. Qui devient ridicule ? Le conférencier qui parle pour ne rien dire, le spectateur qui attend la révélation de l’œuvre ? Bien sûr, les deux. Mais est-ce cela que voulait le duo ? Démontrer le ridicule ? Nous ne saurions le dire.
Peut-être est-ce simplement un jeu de scène(s). Jouer à faire rire. À faire des mimiques, à jouer de son corps, à renchérir sur le modèle. Qu’est-ce que ça dit de notre rapport à l’art, comment on peut l’appréhender ou pas, en quoi on peut rapprocher, comme le titre du spectacle le fait, l’amour de l’art ou l’art de l’amour, ou de faire en sorte que tout cela soit un tout que l’on prend ou que l’on rejette. Dans ce cas, prendre ou rejeter, c’est se retrouver coincé dans une alternative bien maigre qui s’est résumée pour moi, ce soir-là, à rire ou pas. A ma grande surprise surmontée d’un peu de honte (on n’aime pas ne pas réagir comme les autres), et contrairement à bien des spectateurs présents ce soir-là, je n’ai pas ri. Une rétroversion de mon sens de l’humour, certainement.
Duo patenté
L’actrice Stéphanie Aflalo, qui a joué le rôle de l’épouse dans Ahouvi de Yuval Rozman, signe ici la mise en scène avec son alter ego, Antoine Thiollier. Elle joue de son corps et de ses regards par en-dessous, de ses sourires entendus qui établissent une sorte de complicité avec le public. Sa fausse nonchalance maladroite peut rappeler celle d’une autre comédienne, Suzanne de Baecque, dont l’étrangeté fait la marque et qui s’impose sur scène comme au cinéma.
Bardée de références (Bataille, Bourdieu, Abramovic), la conférencière en appelle à la philosophie et croque à pleine bouche un oignon cru, avant, épuisée par elle-même, peut-être, et par les limites du genre, d’embrasser son compagnon. Ce moment-là sauve, par son geste insolemment odorant, dada et fatigué, le reste de ce spectacle qui pèche par sa facilité.
Brigitte Hernandez
L’Amour de l’art de Stéphanie Aflalo
Théâtre de la Bastille
76 rue de La Roquette
75012 Paris
du 10 au 20 janvier 2024
Durée 1h15
Reprise
24 au 27 janvier 2024 au CentQuatre-Paris dans le cadre du Festival Les Singulier.es
Conception – Stéphanie Aflalo
Écriture et jeu – Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier
Création vidéo de Pablo Albandea
Régie générale – Romain Crivellari