Dès que l’on entre dans la salle, il se passe quelque chose. Un grand désordre semble régner. Assis à une table, en bord plateau, un grand échalas, cigarette à la main, déverse des pensées très intellectuelles, pas toujours compréhensible dans leur sens. Il est rejoint par un comparse vêtu de pulls dépareillés. Une femme habillée en reine de théâtre se promène dans les gradins avec sa radio allumée. Une autre passe. Un homme traverse à petit pas le plateau. Il n’y a pas à s’inquiéter, nous sommes bien en présence de ce qu’on nommait autrefois les fous et aujourd’hui des personnes atteintes de troubles, de désordres mentaux.
Sans interdit, une œuvre pleine de sens
Alice Vannier et sa complice d’En réalités, Marie Menechi, réalisent une entrée en la matière assez spectaculaire. Dans ce magnifique décor, représentant la cour d’une institution psychiatrique, La Borde, elles mettent en place tout ce qui fera le sens ce spectacle. Qu’est-ce que la folie ? Comment traiter ces êtres dysfonctionnels ? En les enfermant dans un lieu clos ? En les entravant de camisoles médicamenteuses ? Où en les laissant vivre, dans un espace sécurisé pour eux, en toute liberté ?
Le travail de la Cie Courir à la Catastrophe est assez impressionnant. A partir d’une grande documentation sur le sujet, comme les retranscriptions des réunions du GTPSI (Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelles), ils ont tricoté un spectacle dense qui nous plonge dans ces années 1960-1970. Celle des Trente-Glorieuses, une période très politisée dans laquelle certaines personnes rêvaient vraiment de changer la société. Comme le docteur Jean Oury qui développa la « psychothérapie institutionnelle ». Cette époque est traitée à travers les costumes mais aussi cette cigarette omniprésente et qui donne au spectacle l’atmosphère des films de Claude Sautet !
« Le fou copie l’artiste et l’artiste ressemble au fou » (Malraux)
Les comédiennes et comédiens incarnent tour à tour les « malades », les soignants, psychiatres et infirmier(e)s, laissant planer se doute sur la limite entre la raison et la déraison. Qui est le plus fous d’entre eux ? Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Simon Terrenoire, Sacha Ribeiro (exceptionnel Maurice) et Judith Zins sont formidables. Quel que soit l’endroit où ils se trouvent, ils donnent corps à leur personnage, à leurs fêlures. On s’attache très vite à ces êtres qui ne sont plus dans le monde réel et que l’on a trop souvent abandonné à leur sort. Routine et solitude forment leur quotidien.
Et puis, il y a cette mise en abime sur le théâtre. Tous les ans, ces « charmants fous » présentent à la kermesse estivale un spectacle. Le choix de Comme il vous plaira de Shakespeare, avec sa fameuse réplique « Le monde entier est un théâtre, et tout le monde, hommes et femmes y sont acteurs » n’est pas anodin. Une pièce qui se passe dans une forêt, lieu où « le monde est renversé, la réalité brouillée et où les convenances de la Cour n’ont plus lieu d’être ». Être fou ou ne pas l’être ? La frontière est si fragile…
Au fur et à mesure, on comprend pourquoi son titre, La Brande. Ce mot qui désigne la bruyère mais aussi la formation végétale qui constitue le sous-bois, que Lacan aurait pu nommer le « sous-moi ». C’est également un verbe qui, en vieux français, voulait dire « flamboyer ». C’est ce que fait le spectacle.
Marie-Céline Nivière
La Brande, écriture collective de la Cie Courir à la Catastrophe.
Théâtre de la Cité Internationale
17 boulevard Jourdan
75014 Paris.
Du 23 janvier au 5 février 2024.
Durée 2h20.
Mise en scène d’Alice Vannier.
Collaboration à la mise en scène et dramaturgie de Marie Menechi.
Avec Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Simon Terrenoire, Sacha Ribeiro, Judith Zins.
scénographie de Lucie Auclair.
Lumières de Clément Soumy.
Création son de Robert Benz.
Régie son de Nicolas Hadot.
Costumes de Léa Emonet.