Créé en 2017 et repris cette saison dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, Maîtres anciens est l’un des projets conçus main dans la main par Nicolas Bouchaud, Éric Didry et Véronique Timsit. Premier volet d’un mois de janvier qui leur est dédié au Théâtre des 13 vents à Montpellier, cette adaptation du roman éponyme de Thomas Bernhard entre fortement en écho avec ce début d’année 2024.
Tout n’est que prétexte
Les mots de Thomas Bernhard n’auront jamais été autant d’actualité que ce soir-là, portés par la voix de Nicolas Bouchaud dans la reprise de Maîtres anciens créé en 2017. Oui, c’est un cliché, oui la formule a été maintes fois utilisée à tort et à travers. Mais lorsque la logorrhée du personnage de Reger – qui considère en substance l’art officiel d’état comme contraire à l’art lui-même – suit d’à peine quelques minutes l’annonce d’un remaniement ministériel qui interroge le monde de la culture, il y a de quoi se dire que Bernhard est considérablement contemporain… ou que notre époque s’approche de beaucoup trop près de la sienne.
Il n’y a pourtant pas que cela, loin s’en faut, dans l’adaptation de Maîtres anciens conçue conjointement par le trio d’artiste. Dans une salle du musée d’Art ancien de Vienne, que l’on devine immense par symbole, le dénommé Reger passe des heures entières, plusieurs fois par semaine depuis trente ans, assis sur la même banquette qu’il a illégitimement réservée en soudoyant le gardien. Pourtant, en ce jour particulier, il a décidé de donner rendez-vous à ce public, qui endosse ici le rôle du narrateur chez Bernhard. Qu’importe, pourvu que quelqu’un l’écoute ! Car dans sa solitude, Reger a bien des choses à dire. C’est sans doute pour cela qu’il réserve malicieusement pour la toute fin de son discours la véritable raison de son invitation. Sa démarche sert plutôt de prétexte à partager ses réflexions sur la société, sur l’art, sur les notions d’héritage et de culture communs.
L’art est mort, vive l’art !
Jamais tout à fait seul pour autant – la lumière, la scénographie et les quelques effets spéciaux qui traduisent toute l’espièglerie de l’auteur sont là pour l’accompagner –, Nicolas Bouchaud porte avec la prestance qu’on lui connaît ce texte qu’il fait sien. Au travers d’une interprétation aussi investie que nuancée, il efface ainsi davantage – et peut-être malgré lui – les décennies qui nous séparent de l’écriture de Maîtres anciens, ouvrant à une lecture indéniablement actuelle. Face au constat d’un état qui a réduit l’art, l’éducation ou la philosophie à de simples outils visant à faire entrer les pensées dans des cases, le personnage oscille entre agacement, amertume, colère ou résignation, cherchant par le rire – jaune et libérateur – une échappatoire qui semble ne jamais venir. Au fil de ses pérégrinations intellectuelles, Reger-Bouchaud emmène les spectateurs vers la conclusion que l’art est inutile, tout en soutenant ardemment qu’il est nécessaire.
De cette manière, Maîtres anciens met d’ailleurs en exergue l’ambivalence et la complexité de l’écriture de Bernhard, qui joue notamment sur les sens et contresens de la langue, ici dans la traduction de Gilberte Lambrichs. De répétitions en analogies, le texte en dit beaucoup plus que ce qu’il y est écrit, et tous les effets de style – ou de spectacle en l’occurrence – n’enlèvent rien à son essence. C’est même précisément en s’amusant de ce matériau que les mots parviennent avec tant de pertinence aux oreilles d’un public qui prend bien vite conscience de toute leur portée. Il faut dire que Nicolas Bouchaud, sous la direction d’Éric Didry, prend un malin plaisir à modeler ses intonations à l’écoute du public, s’assurant ainsi qu’éclate toute l’actualité d’un texte que l’on préférerait écrire au passé.
Peter Avondo
Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard
Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier
Du 10 au 12 janvier 2023
Durée 1h30
De Thomas Bernhard
Projet de Nicolas Bouchaud
Mise en scène d’Éric Didry
Interprète : Nicolas Bouchaud
Traduction française : Gilberte Lambrichs
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry
Collaboration artistique : Véronique Timsit
Scénographie et costumes : Élise Capdenat, Pia de Compiègne
Lumière : Philippe Berthomé, en collaboration avec : Jean-Jacques Beaudouin
Son : Manuel Coursin
Voix : Judith Henry