Comment est né le projet invisibili ?
Aurélien Bory : De l’envie et de l’intérêt qu’avait Pamela Villoresi, directrice du Teatro Biondo, et de sa directrice des projets internationaux, Elisabeth Heiss, d’inviter un artiste international et de renouer avec l’ADN du lieu. En 1989, Pina Bausch a marqué les esprits des palermitains en créant ici Palermo Palermo. C’est pour poursuivre cette aventure, la réinventer notamment à travers une coopération au long court, une rencontre avec un metteur en scène, un chorégraphe et des artistes locaux, qu’ils soient comédiens, comédiennes, musiciens, musiciennes, danseurs ou danseuses. L’objectif était donc de venir travailler sur place, d’ouvrir le lieu vers l’Europe, vers de nouvelles écritures. Il n’y avait aucune directive, juste celle d’aller à la découverte des talents de l’île et de leur proposer d’intégrer une création. Si Pamela m’a proposé ce projet c’est qu’elle avait remarqué qu’à plusieurs reprises j’avais inclus ce type de démarche dans mon processus créatif. L’important pour elle n’était pas de plaquer un esthétisme, un style, mais bien de travailler en collaboration avec les forces vives artistiques siciliennes.
C’est ce qui vous a donné envie de tenter l’expérience ?
Aurélien Bory : Oui car c’est tout à fait en adéquation avec ma manière de faire, d’appréhender une création. Quand j’ai travaillé avec le Groupe Acrobatique de Tanger, avec des artistes chinois notamment sur Les Sept planches de la ruse, c’est comme cela que j’ai procédé. Je me suis imprégné de leur culture, de leur approche artistique. Ce sont à chaque fois de vraies collaborations, où chacun apporte sa pierre à l’édifice. C’est aussi comme cela que j’ai pensé les portraits de danseuses. invisibili est donc né de différentes rencontres, que ce soit avec la ville, avec des artistes, avec une œuvre picturale. Je ne peux créer autrement qu’en m’imprégnant d’un lieu, d’une atmosphère. Avec ce projet, j’avais la possibilité d’imaginer un spectacle que je n’aurais pas pu faire ailleurs. C’est finalement cela le critère fondamental, qui crée la nécessité de créer. Quand j’ai accepté la proposition, j’ai averti Pamela qu’elle me verrait beaucoup, qu’il me faudrait du temps pour aller à la rencontre de Palerme et de tout ce dont cette ville regorge.
Quel a été pour vous le point de départ ?
Aurélien Bory : Lors du premier voyage à Palerme, j’avais une envie particulière : voir au Palais Abatellis L’Annunciata di Palermo d’Antonello de Messine. C’est une œuvre emblématique pour moi et un artiste qui me touche beaucoup depuis la création d’Espæce en 2016. J’avais travaillé à partir du livre Espèces d’espaces de Georges Perec, qui évoque cette peinture. D’ailleurs, il en avait une copie au-dessus de son lit. Ma première idée était d’ailleurs de faire un spectacle autour de ce tableau. Puis en allant visiter le musée, je suis tombé sur Le Triomphe de la mort, une fresque monumentale qui m’a complétement happé. Je suis très sensible à l’art pictural, c’est quelque chose de très viscéral. Je me laisse transporter par ce que je vois et ce que je ressens. Là, devant cette œuvre qui fait partie intégrante de l’histoire de Palerme, j’ai été tout simplement subjugué. Un coup de foudre. J’ai tout de suite su que ce serait le point de départ d’une aventure, du récit que j’avais envie de raconter. Je trouvais que cette œuvre peinte par un anonyme trouvait des résonnances dans le monde d’aujourd’hui. Avec le recul, je m’aperçois que tous mes derniers spectacles, que ce soit Dafne, Espæce ou Je me souviens Le Ciel est loin la terre aussi, ont pour source une œuvre d’art. Certes à chaque fois je les traite de façon différente, mais elle irrigue le projet de bout en bout. Je cherche toujours à comprendre comment elles peuvent nous éclairer sur l’actualité, sur un événement vécu, la manière dont elle nous déplace vers autre chose. À Palerme, j’espérais avoir rendez-vous avec Antonello da Messine, cela n’a pas eu lieu. J’ai fait la connaissance d’un autre peintre, dont on ne sait que peu de chose, sauf qu’il est l’un des premiers à s’être représenté sur son œuvre, mais aussi de tout un peuple, de toute une cité.
Comment avez-vous travaillé ?
Aurélien Bory : J’ai fait de nombreux séjours à Palerme. Je me suis laissé traverser par la vie, les gens, la culture de cette ville à la fois ancestrale et tournée vers demain. Je suis allé voir des spectacles, des concerts. Je me suis perdu dans les rues. J’ai humé son atmosphère. Je suis allé par l’intermédiaire d’Elisabeth (Heiss) à la rencontre des gens, des artistes. C’est comme cela que j’ai notamment fait la connaissance de Gianni Gebbia, un grand saxophoniste et compositeur de jazz palermitain. Nous avons beaucoup échangé. J’ai découvert que c’était son chien qui était sur scène lors de la création de Palermo Palermo. Il avait ainsi vu les coulisses du spectacle, vu comment Pina travaillait. Il y a donc eu comme une évidence de l’inclure au projet et de travailler avec lui, d’autant qu’il avait très envie de jouer pour le théâtre et de s’intéresser à la question de la représentation. Par ailleurs, il est lui aussi intarissable sur Le Triomphe de la mort, une œuvre qui est pour lui intrinsèquement liée à l’histoire de la ville. Il m’a aussi permis de rencontrer d’autres artistes, dont Chris Obehi, jeune auteur-compositeur qui a fui Boko Haram au Nigeria pour trouver refuge en Sicile. Le récit de son parcours m’a profondément touché. Il était très jeune, à peine 17 ans, quand il a pris le bateau pour quitter son pays, son continent. Sa volonté, son désir de vie, de liberté, de s’exprimer à travers la musique. Assez vite, j’ai eu l’envie qu’il participe au spectacle, qu’il soit sur scène. Il n’avait jamais foulé les planches d’un théâtre et n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait y faire. J’avais décelé chez lui une présence unique. Je voulais qu’il chante bien sûr mais aussi qu’il fasse l’acteur, qu’il soit l’un des protagonistes d’invisibili.
Pour le reste de la distribution, comment avez-vous procédé ?
Aurélien Bory : J’avais besoin de voir travailler les artistes, de voir comment ils appréhendent le plateau, comment ils se révèlent sur scène. En accord avec le Teatro Biondo, j’ai donc organisé deux stages. Il y a essentiellement des danseuses qui ont participé à ces workshops. Certaines d’entre-elles m’ont impressionné, notamment Valeria Zampardi. Elle était incroyable. Il y a chez elle quelque chose de très bauschien entre danse et théâtre. Elle m’a bouleversé d’autant plus que, quand j’étais ado, Pina Bausch représentait l’artiste dans ce qu’il a de plus absolu. J’ai beaucoup étudié son écriture, sa manière de travailler, d’exprimer à travers les gestes sentiments et émotions. En voyant Valeria travailler, j’avais cette sensation qu’avec elle je pourrais conjuguer ces différentes approches artistiques. Lors du même stage, j’ai repéré aussi Maria Stella Pitarresi. Ellem’a touché par sa discrétion, sa retenue. Pour Blanca Lo Verde et Arabella Scalis, c’est à la suite d’auditions que je les ai trouvés. Tout ce processus a été très bénéfique pour moi. Le temps m’a permis de travailler ce projet par couches. Puis la crise sanitaire est arrivée, ce qui m’a offert un vrai temps de réflexion et de recherche. Toute cette période, même à distance, nous a permis de mieux nous connaître, de ciseler le propos, de travailler en profondeur, de trouver le bon endroit.
Dans invisibili, il y a de vraies résonances entre l’œuvre picturale et le travail scénique. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont le tableau vous a marqué ?
Aurélien Bory : Le tableau représente la mort, mais aussi la vie. Il joue des contradictions. Il a été peint au moment où la Sicile sort de plus de quatre siècles d’une épidémie de peste noire, fléau inimaginable qui a décimé plus de sept européens sur dix. Ce qui est fascinant, c’est la manière dont est organisée la composition. C’est un tourbillon, une spirale folle. La mort a l’air très vivante portée par un cheval décharné mais extrêmement fougueux. Elle semble rieuse. Elle emporte sur son passage riches, pauvres, jeunes, puissants. Personne n’est épargnée. Malgré le chaos, le désordre apparent, l’artiste a totalement organisé son sujet. Il y a une vraie symétrie, où s’opposent deux mondes, deux conceptions de la vie. Forcément, se reflètent dans cette œuvre nos angoisses, nos doutes face à la crise de la covid que nous traversons depuis plus de trois ans. Mais ce n’est pas la seule chose à laquelle on pense en observant cette fresque. Il y a bien d’autres fléaux qui frappent notre époque, le cancer, mais aussi la crise migratoire. Je me suis nourri de la peinture mais aussi des émotions qu’elle réveillait en moi. Je me suis accroché à des détails, comme ce jeune homme et cette jeune femme frappés par la mort, agonisants, mais toujours vivants. J’ai été touché par cette dramaturgie, ce qu’elle disait de la jeunesse d’hier et d’aujourd’hui.
On peut y voir comme une danse macabre…
Aurélien Bory : Tout à fait. La mort danse et emporte tout le monde sans distinction de classe, de rang, de sexe. En peignant cette œuvre, l’artiste voulait exorciser le mal. Il ne faut pas oublier que la fresque ornait à l’origine les murs d’un hôpital. C’était pour le peintre une manière de rappeler aux malades que rien n’est jamais perdu, mais que rien n’est non plus jamais acquis, que jeunesse et richesse ne protègent en rien. Cela correspondait à ce que je voulais raconter, une expérience humaine universelle, une autre manière d’appréhender la mort, de s’interroger sur notre rapport à elle, la compassion qu’elle engendre. Ici on la regarde en face. Il est impossible de détourner son regard, tellement l’œuvre est hypnotique. La rendre vivante, lui donner une dimension charnelle a guidé mon geste, a alimenté le processus créatif en collaboration avec les autres artistes.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Invisibili d’Aurélien Bory
création en octobre 2023 au Teatro Biondo
durée 1h10
Tournée
5 au 20 janvier 2024 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses – Paris
30 & 31 janvier 2024 à La Coursive – Scène nationale de La Rochelle
6 & 10 février 2024 à la Maison de la Danse – Lyon
14 & 15 février 2024 à l’Agora, Pôle national des arts du cirque – Boulazac Aquitaine
26 & 27 février -2024 au Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées – Ibos
11 &14 avril au Teatro Astra – Turin
Printemps 2024 – Tournée en Italie – Torino, Firenze, Modena, Bologna…
Conception, scénographie, mise en scène d’Aurélien Bory
Avec Alessandra Fazzino, Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi, Valeria Zampardi, Chris Obehi, Gianni Gabbia
Collaboration artistique, costumes – Manuela Agnesini
Collaboration technique et artistique – Stéphane Chipeaux-Dardé
Musique de Gianni Gebbia & Joan Cambon
Création lumière d’Arno Veyrat
Décors, machinerie et accessoires de Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille
Régie générale de Thomas Dupeyron
Régie plateau de Mickaël Godbille & Thomas Dupeyron