Quel est le point commun entre un plasticien ukrainien, une performeuse allemande et un metteur en scène d’origine roumaine ? A priori, peu de chose à part bien sûr l’amour de l’art. Réunis le temps d’une soirée à l’occasion du festival amiénois européen et féministe, ils embarquent un public curieux vers des ailleurs d’hier, d’aujourd’hui, de demain, qu’ils soient réels ou fantasmés. Créée dans le cadre d’une collaboration étroite entre dix autres structures du réseau européen ASAP, la manifestation est l’occasion pour le directeur du lieu, Laurent Dréano, de poursuivre son engagement vers un pluralisme culturel. Deux des spectacles proposés, Closeness Of Touch du serbe Igor Koruga et Time out of joint de l’allemande Jule Flierl, font d’ailleurs partie d’une programmation commune entre les différents établissements partenaires.
Imaginée sur le modèle des maisons de la culture par André Malraux alors ministre des Affaires culturelles sous la présidence du Général De Gaulle, la MCA ne déroge pas à la règle. Elle accueille en son sein salles de spectacle, cinémas et halls d’exposition. C’est dans l’un de ces espaces dédiés aux arts plastiques que débute notre parcours. Au mur, un immense vitrail, Prothèses optiques de l’artiste ukrainien Danylo Halkin, attire tous les regards. Clairement son esthétisme rappelle les grandes heures de l’art soviétique. Normal, évacués depuis l’Est ukrainien au début de l’invasion russe, les deux panneaux de verres, qui servent de base à cette œuvre réinventée en sont les purs produits. Invité dans le cadre d’un partenariat avec le collectif Beyond the post-soviet (Btps), le plasticien, actuellement en résidence à la Cité internationale des arts à Paris, inaugure avec cette installation le programme Gris est le cube, bleue l’ellipse, dont l’objectif est de questionner passé et présent culturel et architectural d’Amiens, à l’aune de son interconnexion artistique avec les pays dits « (post-)socialistes » d’Europe, d’Asie Centrale et du Caucase.
Transes animalières
Ça bruisse, caquète ou pioupioute. Oiseau, la nouvelle création d’Aliénor Dauchez invite le spectateur à plonger au cœur d’une volière géante. Perché sur d’étranges installations faites de cordes, l’un des performeurs (Antoine Sarrazin) observe d’un regard perçant les nouveaux arrivants, une deuxième (Josefine Mühle) se lance dans une parade amoureuse, tandis que la troisième (Jessica Gadani) joue les volatiles furtifs. Tout est fait de l’installation sonore enveloppante aux jeux de lumières pour que l’immersion dans ce monde animalier soit totale.
Conte d’anticipation, œuvre fictionnelle ou installation un brin abstraite, l’artiste visuelle à la tête de la compagnie franco-allemande La Cage, a fait le choix de laisser au public son libre arbitre. Ici, à part quelques bribes de textes égrenés comme une litanie, tout passe par des perceptions visuelles, des sensations sonores. Imaginant un monde où les oiseaux ont disparu, ne laissant comme trace de leur passage sur Terre que des chants polyphoniques, des sifflements, des fragments d’un langage imaginaire, Aliénor Dauchez tente de dépasser la notion même de spectacle. Plus conceptuel que réellement artistique, cet Oiseau a tout d’un ovni insolite autant que déroutant, à chacun d’accepter de se perdre loin de toute réalité !
La danse au nom du père
La soirée continue. Elle réserve bien des surprises. Au petit théâtre, l’artiste d’origine roumaine, Eugen Jebeleanu se met à nu et propose une promenade au gré de ses souvenirs d’enfant. Né sous le régime Ceausescu, il a connu la dictature, sa chute, le vent de liberté qui en a résulté et le monde d’après. Toute cette période, il la raconte par le prisme de la danse sportive de compétition, qu’il a longtemps pratiquée à un haut niveau, accédant notamment à une carrière nationale impressionnante. Du Foxtrot, du Jive ou du Paso doble, il connaît tous les pas, toutes les figures acrobatiques. Depuis son plus jeune âge, avec son frère aîné, il suit des cours intensifs, passe ses vacances dans des camps d’entraînement et concourt à toutes les compétitions. Raflant avec sa partenaire tous les prix, il rend fiers tous les siens. Pour lui, gagner est une obligation. Il ne conçoit pas de perdre.
Tout sacrifice, toute médaille a son revers. À l’école, pas de houra, pas de bravo, juste des quolibets, des insultes, des coups, qu’il faut cacher pour ne pas décevoir ses parents. Sa mère aimante, son père gravement dépressif. Puis la mort soudaine de ce dernier qui met un coup d’arrêt à sa carrière, la découverte de son homosexualité qui le feront voguer vers d’autres horizons. Corde sensible, mots à fleur de peau, Eugen Jebeleanu, accompagné des deux jeunes danseurs roumains Virgil Aleca et Alexandra Enculescu, se raconte avec son vocabulaire, son accent, sa retenue toute slave. Loin de chercher la facilité, il a construit un spectacle kaléidoscopique tant dans la forme que dans le fond, quitte parfois à perdre l’auditoire dans les méandres labyrinthiques de sa mémoire. Entre danse et théâtre, entre conférence et confession, Le Prix de l’or est une invitation au bal introspectif de l’artiste. Bien que fragile et méritant peut-être d’être musclé côté écriture et mise en scène, l’œuvre vaut par sa sincérité, son authenticité. À découvrir donc pour le plaisir aussi d’exécuter à la demande d’Eugen Jebeleanu quelques pas de deux bien chaloupés !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Amiens
le Amiens Europe — Feminist Futures Festival
Maison de la Culture d’Amiens
Pôle européen de création et de production | Scène nationale
2 place Léon Gontier
CS 60631
80006 Amiens.
Du 18 au 26 janvier 2024
Prothèses optiques de Danylo Halkin
Beyond the post-sovie
Jusqu’au 29 février 2024.
Oiseau d’Aliénor Dauchez
mise en scène d’Aliénor Dauchez
Composition de Michael Rauter
Dramaturgie de Jette Büchsenschütz
Scénographie et costumes de Miriam Marto, Aliénor Dauchez
Performance de Josefine Mühle, Jessica Gadani, Antoine Sarrazin
Scénographie et costumes de Miriam Marto, Aliénor Dauchez
Régie Son – Margaux Robin
Lumière de Laurence Magnét
Le Prix de l’or d’Eugen Jebeleanu
mise en scène d’Eugen Jebeleanu assisté d’Ugo Léonard
Avec Eugen Jebeleanu et deux danseur·se·s Virgil Aleca et Alexandra Enculescu
Collaboration artistique -Yann Verburgh
Chorégraphie de Stefan Grigore et Laura Grigore
Consultation dramaturgique - Mihaela Michailov
Scénographie de Velica Panduru
Conception vidéo - Elena Gageanu
Création lumière : Sébastien Lemarchand