Le théâtre a beau avoir opéré mille fois son propre télescopage et sa mise en miroir réflexive, organisé mille dévoilements de ses propres ficelles et mis autant de fois à distance le caractère illusoire de sa représentation, il reste assez rare d’avoir affaire à des supercheries aussi bien rodées que celle à l’œuvre dans Rapt, la pièce à l’affiche de la Comédie de Reims mise en scène par sa directrice, Chloé Dabert. D’ailleurs, que les lecteurs qui souhaitent garder leur incrédulité intacte interrompent ici leur lecture, puisqu’il est affaire, dans la pièce, de grandes révélations.
On n’a donc aucune idée, en entrant dans la salle, du tour de passe-passe auquel on s’apprête à assister, nous qui y entrons en spectateurs naïfs de théâtre ronronnant — auteur-metteur en scène, texte-acteurs, début-fin, applaudissements-ou pas, métro-dodo. La supercherie, ici, a quelque chose de presque forain dans la manière de faire spectacle, se dévoilant comme une impureté glissée dans le circuit de la communication, sur le dos d’un pitch bidon proprement imprimé sur les feuilles de salle, présentant la pièce d’une jeune autrice tout aussi bidon, Lucie Boisdamour, absente au grand test de véracité que constitue la recherche Google.
Paranoïa contemporaine
À la place de Louis, le héros annoncé sur le programme de salle, le rideau s’ouvre sur un couple, Noah et Celeste Quilter (Andréa El Azan et Arthur Verret, convaincants d’étrangeté), pris dans les affres d’un complotisme naissant qui ne fera que s’aggraver tout au long de la pièce. Avant, un texte projeté en guise d’avertissement grave et alarmiste : « Le vrai titre de cette pièce est RAVISSEMENT […] Notre théâtre a accepté de produire la pièce secrètement, dans l’espoir de sensibiliser le public sur cette affaire et rendre justice aux Quilter. Une grande partie de ces informations qui suivent sont sous embargo […] Nous ne prenons pas à la légère la décision d’enfreindre la loi. »
Noah est un dilettante converti en youtubeur écolo illuminé convaincu des théories classiques de l’internet post-vérité. Celeste est une infirmière qui fait face, chaque jour, à l’appauvrissement de l’institution de santé. Le monde dans lequel ils vivent est peu ou prou le nôtre, c’est-à-dire un monde traversé d’un flot continu de catastrophes et de scandales auquel s’abreuve leur paranoïa — comme souvent, le conspirationnisme est un antidote de fortune au désespoir social. Mais ce portrait d’une terrible normalité devient événement parce que les Quilter ont fini par disparaître, peut-être aux mains du gouvernement britannique, après des mois d’une persécution réelle ou imaginée.
En cela, Rapt constitue avant tout la chronique d’une conjugalité banale adossée aux remous du monde, et déploie en conséquence une logique de l’intérieur-extérieur que permet le travail à deux postes d’un seul homme, le scénographe-vidéaste Pierre Nouvel. D’un côté, le décor en dur avec ses murs fixes, définitifs, qui délimite et protège le cadre privé d’abord, puis, par glissement, finit par enfermer, isoler et étouffer. De l’autre, au gré de projections sur des parois semi-transparentes faites écran, de manière inversement plus diffuse, donc, sont montrés les contacts avec le monde résumés à un flux de vidéos, que ce soit les vlogs en forme de missives militantes publiés par Noah ou les images de surveillance que d’obscures puissances externes prélèvent à l’appartement.
To believe or not to believe
Ajoutant à la complexité d’un enchevêtrement opéré autant au niveau de l’intrigue qu’à celui du plateau, la présence d’Anne-Lise Heimburger au plateau en double de Lucy Kirkwood entrecoupe le théâtre d’interventions méta qui configurent les scènes domestiques comme des flashbacks, alors que les vrais Quilter ont disparu. Théâtre ou pas théâtre ? L’autrice, et Dabert avec, poussent jusqu’au bout le simulacre. À tel point que l’on ne sait plus trop, à la fin, si nos deux persécutés n’ont pas vraiment existé.
C’est dans cette extrémité-là que la pièce pèche, puisqu’en choisissant de ne pas assumer ouvertement le pouvoir en propre du théâtre (allant jusqu’à nous refuser les saluts), elle ne parvient pour autant pas à troubler l’ordre de la représentation au-delà d’une simple interrogation concernant la véracité des faits que nous pourrons élucider là encore, paradoxalement, par une simple recherche Google. Le théâtral pourrait d’autant plus être assumé que la metteuse en scène fait preuve, comme dans Le Firmament, d’une manière bien à elle d’installer un plateau d’une grande clarté pour le troubler ensuite — par la poussière et le sang dans l’opus précédent, par le millefeuille diégétique et la menace invisible ici.
En outre, le texte de Kirkwood, traduit de l’anglais par Louise Bartlett, s’il parvient avec aisance à installer la tension et le mystère, jusque dans la psychologie précise que réfractent ses dialogues (c’était l’une des qualités de l’étude de caractères qu’était Le Firmament), peine à embrasser pleinement la portée politique de son sujet. À se jeter dans le postulat conspirationniste pour l’expérience théâtrale avant tout, à choisir d’épouser la logique paranoïaque de ses deux héros en se complaisant presque dans la claustrophobie, l’expérience Rapt peine à faire vraiment entendre le substrat politique de contre-récits dont la construction s’ancre forcément dans un besoin d’émancipation. La pièce préfère nous dire à la place, certes non sans savoir-faire, que l’on peut tous se faire berner.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Reims
Ravissement de Lucy Kirkwood
Comédie – CDN de Reims
Parvis Chaussée Bocquaine, Esplanade André Malraux,
1100 Reims
Du 5 au 8 décembre puis du 19 au 21 décembre 2023
Durée 1h45
Tournée
Du 24 au 29 janvier 2024 Centquatre-Paris
Mise en scène Chloé Dabert
Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere
Scénographie Pierre Nouvel
Créations costumes Marie La Rocca
Création lumières Auréliane Pazzaglia
Création son Lucas Lelièvre
Maquillage, coiffure Judith Scotto
Régie générale Cyrille Molé
Accessoires Marion Rascagnères
Régie plateau Mohamed Rezki
Régie lumières Arno Seghiri, Aurélien Charlier
Régie son et vidéo Camille Gateau, Julien Mathieu
Habillage Élise Beaufort
Patine Bruno Jouvet
Décors Atelier de construction Scenopolis
Traductions Louise Bartlett
Remerciements Sébastien Éveno, Rose Morel, Marcus Smith, Lili Garnier
Avec Andréa El Azan, Anne-Lise Heimburger, Juliette Launay, Arthur Verret