"900 Something Days Spent in the XXth Century", Némo Flouret ©Martin Argyroglo
©Martin Argyroglo

La Ménagerie de verre selon Philippe Quesne, une affaire de famille choisie

À Paris, la Ménagerie de verre, dirigée par Philippe Quesne depuis 2022, fête ses quarante ans avec une édition XXL de son festival, les Inaccoutumés.

"900 Something Days Spent in the XXth Century", Némo Flouret ©Martin Argyroglo

Tout l’automne, au cœur de Paris, la Ménagerie de verre fêtait ses quarante ans avec une édition XXL de son festival, les Inaccoutumés. Avant la fin des festivités, le directeur Philippe Quesne évoque une maison aussi historique que contemporaine.

900 Something Days Spent in the XXth Century de Némo Flouret © Martin Argyroglo

Un soir d’octobre, monter les marches de l’escalier blanc, passer la porte du studio Wigman, s’asseoir quelque part, peut-être par terre, en tout cas trouver sa place sur un bout de parquet, et c’est parti. Au centre, positionnés en triangle, trois derviches tourneurs entament leur rotation céleste. Un régisseur avance, passe une guitare et un tambour aux uns qui l’attrapent au tournant, une cigarette et un briquet à l’autre, puis la musique commence et le tabac s’embrase, comme dans un concert sur rotules.

Les trois interprètes, le public les reconnaît. Ils apparaissaient dans le gymnase théâtral de One Song, à peine quelques jours plus tôt, au théâtre du Rond-Point. Ainsi Miet Warlop et ses interprètes voyageaient-ils du Festival d’Automne à un autre festival, peut-être son petit frère impertinent et underground, les Inaccoutumés. La pièce, nommée Ghost Writer and the broken hand beak, est l’un des très beaux cadeaux d’anniversaire faits au festival créé par la regrettée Marie-Thérèse Allier il y a quarante ans.

C’est aussi l’un des exemples du talent singulier de Miet Warlop, dans la droite lignée du génial One Song : une structure de concert de rock atomisé, de la performance avec la force d’une tragédie, les corps engagés dans un dessein inéluctable dont le but n’est pas le simple épuisement, mais plutôt la production d’énergie à des fins incantatoires toutes artaldiennes. Selon Philippe Quesne, directeur artistique de la Ménagerie depuis juillet 2022, la pièce représente la « quintessence » du travail de la très pluridisciplinaire artiste flamande.

Ghost Writer and the Broken Hand Beak, Miet Warlop ©Reinout Hiel
Ghost Writer and the Broken Hand Beak de Miet Warlop © Reinout Hiel

On retrouve ce directeur aussi décontracté qu’exigeant dans le grand hall du rez-de-chaussée qui sert de lieu de vie au public. On vient de commander un café au bar qui reste ouvert une bonne partie de la journée et les soirs de spectacle. En montant dans les bureaux, on échange quelques mots avec les artistes travaillant dans le studio, à l’étage. C’est comme ça, la Ménagerie : du matin, où se tiennent les cours de danse, au soir, où les spectateurs se bousculent pour enchaîner deux représentations pendant les Inaccoutumés, se croisent les équipes et le public, comme les artistes entre eux.

En plus des cours donnés par les artistes et des spectacles, on trouve au troisième étage des bureaux loués aux compagnies et aux producteurs d’artistes comme François Chaignaud, Gaëlle Bourges ou Rébecca Chaillon. Philippe Quesne s’en réjouit : « La maison vit à plein régime. On est très contents de l’articulation qui a lieu entre la pédagogie et la programmation, et de la diversité des publics qu’ont pu créer les compagnies. Après, on a envie que les gens soient moins intimidés à l’idée d’entrer dans la Ménagerie. Jusqu’à présent, il pouvait y avoir un peu d’inquiétude à y rentrer quand on est novice en danse. Avec Christophe Susset [le directeur exécutif de la Ménagerie de verre, ndlr], on réfléchit à rendre ça plus convivial. »

Les artistes de la Ménagerie forment une petite galaxie cohésive, sans doute plus que dans la plupart des autres théâtres parisiens, même si elle garde les yeux et les bras ouverts pour de nouveaux venus : à l’affiche des Inaccoutumés, aux côtés de grands noms de la performance tels Xavier Le Roy, Grand Magasin ou La Ribot, de plus jeunes pousses, comme Anna Chirescu et Solène Wachter. Aussi, quand l’actuel maître des lieux parle de cette famille bien choisie, c’est toujours avec des « nous ».

Pour cause : directeur aujourd’hui, le metteur en scène de La Mélancolie des dragons est d’abord un enfant de la Ménagerie. C’est là, sous l’aile de la patronne Marie-Thérèse, qu’il commence à se produire. « Quand je démarre ici il y a vingt ans ans avec La Démangeaison des Ailes, devant cent personnes à deux mètres des acteurs, je ne m’attends pas à faire une carrière Boulbon », s’amuse-t-il, évoquant le Jardin des Délices, présenté cette année dans le lieu mythique du Festival d’Avignon.

Philippe Quesne ©Amélie Blanc
Philippe Quesne, directeur de la Ménagerie de verre ©Amélie Blanc

L’une des forces de la Ménagerie, c’est justement de montrer la quintessence des gestes artistiques, celle qu’évoque le directeur à propos de Warlop, parfois dans une radicalité difficile à trouver ailleurs, qui fait du lieu une petite oasis de liberté. « Il y a souvent eu ici un travail qui pouvait résumer et contenir les esthétiques des artistes de manière intense, compacte. Elles se déclinent ailleurs dans d’autres formats », poursuit-il.

Cette compacité vient peut-être d’abord d’une nécessité architecturale, et on ne saurait évoquer la Ménagerie sans parler du lieu en dur. Parler de ces carreaux de verre, de béton dans lequel le hall semble avoir été sculpté, et surtout, de cet ancien garage reconverti en salle de spectacle, célèbre pour son plafond bas qui contraint les pièces à se déployer, au choix, face gradins en format scope, ou comme une étendue plane. Pendant le festival, la performance de La Bola se faisait l’émanation parfaite de ce déploiement tout en largeur et profondeur : roulant à travers la salle, coulant les uns sur les autres, avalant les spectateurs qui déambulent entre les quatre murs, les corps des trois jeunes performeurs, sous l’œil de La Ribot, déployaient une dramaturgie liquide de la gravité collant littéralement à l’espace.

Surtout, cette concentration du travail à une essence épurée est aussi la conséquence des relativement petits moyens de la Ménagerie. « On est une petite équipe de six personnes, et notre fonctionnement est fragile. On n’a pas de techniciens permanents. Même si l’endroit est attractif, ses moyens restent modestes à l’échelle parisienne. La DRAC danse, la ville et la région sont très mobilisés, mais on a besoin d’un peu plus de confort », avoue le directeur.

Mais deux choses peuvent être vraies en même temps, et celui qui précédait Christophe Rauck à la tête des Amandiers affirme aussi que « les grandes avancées esthétiques ont toujours été liées à des façons de penser la production et la vie de compagnie ». Jusque dans son titre, Produit de circonstances, œuvre séminale de Xavier Le Roy présentée en octobre, est un spécimen parfait de cette recherche artistique pieds et poings liés à la question des moyens au point d’en faire sa sève. Jérôme Bel, autre « artiste ménagerie », en est aussi, parmi d’autres.

Toi, moi, Tituba de Dorothée Munyaneza ©Élodie Paul
Toi, moi, Tituba de Dorothée Munyaneza ©Élodie Paul

Les grands noms qu’a fait naître la Ménagerie émaillent notre échange à la cadence d’un name-dropping offensif, pourtant le metteur en scène cinquantenaire n’a rien d’un vantard. C’est inévitable : parler du lieu, en ce quarantième anniversaire, c’est forcément balayer l’histoire de la chorégraphie contemporaine et de la performance. Les deux sont inextricablement liés. Aujourd’hui, Philippe Quesne et Christophe Susset imaginent même un « label Ménagerie » qui se baladerait en France et à l’étranger pour accompagner un choix d’artistes dont l’identité ressemble au lieu.

Quand on cherche à mieux connaître la sensibilité qui guide ce programmateur avisé, il replonge dans ses souvenirs : « En école d’art, on passait autant de temps au quartier latin pour voir des films de pays improbables que guetter la moindre performance de musiciens extrêmes aux Instants chavirés, à Montreuil. À l’époque, j’étais beaucoup plus curieux des spectacles de danse que de théâtre. Depuis, les formes se sont entremêlées. Mais il faut se nourrir de tous les arts, car on ne sait jamais de quelle manière l’époque va inventer ses esthétiques. »

Connaissant la richesse qu’offrent régulièrement les formes indisciplinaires quand elles ont un endroit pour se produire, on se dit qu’il fallait bien un regard ouvert aux interstices pour faire vivre un lieu qui a beaucoup contribué à la naissance de ces formes libres, décloisonnées. Cette liberté s’expérimente encore, soir après soir, ici davantage qu’ailleurs. Prochains rendez-vous : Dorothée Munyaneza, Sandra Lucbert, et douze heures de performances de clôture avec Le Zerep. Le devoir appelle notre interlocuteur après un échange volubile. Tout du long, la lumière de Marie-Thérèse Allier aura éclairé la discussion. « Il est rare de pouvoir prendre les clés de quelqu’un qui a inventé des principes aussi vivants et modernes. Marie-Thérèse disait bien que le terme Inaccoutumés était parfait, car on ne sait jamais à quoi s’attendre ici. », s’émerveille Philippe Quesne. Tout est dit ?


Les Inaccoutumés
La Ménagerie de verre
12 rue Léchevin, 75011 Paris

Du 14 septembre au 16 décembre 2023

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