Kheireddine Lardjam est né en Algérie, où il a créé sa Cie El Ajouad (les généreux), en hommage à Abdelkader Alloula, dramaturge assassiné en Algérie en 1994 par les islamistes. Depuis quinze ans, il a installé la compagnie au Creusot, en Bourgogne-Franche-Comté. Depuis, passant d’un côté de l’autre de la Méditerranée, s’inscrivant dans sur les deux territoires, ce jeune artiste a au cœur de ses projets de mettre en avant les écritures contemporaines françaises et étrangères, « celles qui nous racontent des histoires d’aujourd’hui ». Il a été artiste associé au théâtre municipal de Vitry-sur-Seine sous la direction de Nathalie Huerta. En tant que comédien, il était dans Le retour au désert de Koltès mis en scène par Arnaud Meunier. Sa présence au théâtre de l’Épée de bois permet de découvrir la qualité de son travail. Les deux spectacles présentés peuvent se voir séparément où l’un à la suite de l’autre — seconde option que l’on vous conseille.
Désintégration
Ce premier texte d’Ahmed Djouder a été joué en 2019 à la Manufacture lors du Off d’Avignon. Ses grands-parents sont issus de la première immigration, celles des petites mains qui ont émigré d’Algérie sans travail et immigré en France parce que la société des trente glorieuses en avait besoin. Cela arrangeait donc les deux pays. Ses parents sont nés en France et lui aussi, en Lorraine. Pourtant, il sera toujours un Français d’origine algérienne. Pourquoi ? En partant de cette réflexion, il a écrit cette pièce formidable qui découle de son histoire familiale et finit par dresser un portrait de l’immigration et de ce que cela signifie.
Ces enfants de partout et de nulle part ne cessent d’être tiraillés entre deux cultures, deux visions du monde. La première partie du spectacle, la plus émouvante, met en scène des jeunes gens qui racontent leur mère et leur père. Comme Djouder évoque son époque, il nous plonge au cœur même des mines, de la classe ouvrière, des mères au foyer s’ingéniant à tenir à bout de bras la famille et la cuisine. À travers ces récits personnels, il aborde une page de l’histoire de notre pays et de notre société.
Au centre d’un sujet qui fâche, l’immigration
La seconde partie est plus rugueuse mais nécessaire. Une jeunesse y exprime sa colère, ses interrogations, ses incompréhensions. « Vous comprenez que puisque vous ne les avez pas aimés, nos parents se sont arc-boutés sur leurs traditions […] Si vous les aviez mieux aimés, ils auraient prêté une oreille plus attentive à vos magazines, à vos émissions radio, à Dolto, ils auraient mieux écrit, ils auraient mieux lu, ils auraient mieux compris que dans la vie tout est vaste, complexe, multimodal ; ils seraient sortis, un peu, d’une vision ethnocentrique. Cela aurait suffi à réduire les dégâts. » L’auteur fait parler des jeunes qui ne trouvent pas leur place, qui se sentent étrangers partout, et qui semblent refuser cet horrible mot d’intégration. Intégrés à quoi ? À une société qui ne veut pas d’eux ? Il ne parle pas des autres, c’est-à-dire ceux qui comme lui, comme les artistes que nous regardons évoluer sur la scène, ont su trouver leur place tout en gardant leur spécificité, devenant citoyen du monde. Car ce sont des fragiles qu’il faut s’occuper. Et eux, la société les a laissés tomber et depuis longtemps.
Dans la salle en bois de l’Épée de bois, se servant de l’espace et de la scénographie mobile et colorée d’Estelle Gautier, le metteur en scène enchaîne les tableaux avec une belle agilité. Linda Chaïb, Azeddine Benamara et Cédric Veschambre, alternant les styles et les genres selon leurs personnages, nous emportent par la qualité de leur prestation.
Nulle autre voix
Pour faire résonner les mots du roman de Maïssa Bey et les émotions qu’il génère, une certaine intimité était nécessaire. Le très beau Studio de l’Épée de bois s’y prête magnifiquement, offrant un écrin de bois tout chaud à ce récit bouleversant. Ce récit, c’est celui d’une femme qui a préféré devenir une criminelle plutôt que de continuer à subir les violences de son mari. « J’ai souhaité de toutes mes forces qu’il rôtisse en enfer, lui, l’homme pieux toujours prêt à exhiber sa foi et qui avait pris à la lettre le verset dans lequel il est dit qu’un homme se doit de corriger son épouse s’il considère qu’elle se montre récalcitrante. »
Elle assume son acte et accepte le verdict, quinze ans de réclusion. Sa peine purgée, elle sort, mais que faire de cette liberté ? Pour la première fois, elle sera seule, sans son mari, sans ses compagnes de cellule. Rejetée de sa famille et de ses anciens amis, elle ne peut compter que sur l’aide de son frère. L’arrivée d’une écrivaine va l’obliger à réfléchir sur ce mariage imposé par ses parents, sur les coups qu’elle a trop longtemps accepté en silence, sur son acte, mais aussi sur les vies de toutes ces femmes croisées en prison.
« … la première violence est de s’arroger le droit de disposer de l’autre. »
Kheireddine Lardjam signe une adaptation ciselée, centrée sur le personnage de la « criminelle ». Sa mise en scène, avec ses jeux de lumières, d’apparitions et de disparitions, est très réussie. Il a eu l’excellente idée que le frère ne dise mot mais chante, comme pour apaiser. La voix de Salah Gaoua nous charme et nous entraîne loin, très loin. Sa version en arabe de Historia de un Amor est splendide. C’est beau de voir ce colosse aux pieds d’argile au côté de la petite brindille qu’est Linda Chaïb. Le metteur en scène a donné à cette grande comédienne un rôle à la mesure de son talent. Tel un instrument accordé aux mesures des tempos de l’autrice, elle fait vibrer de tout son être ce texte sublime.
Marie-Céline Nivière
Désintégration d’Ahmed Djouder
Nulle autre voix de Maïssa Bayer
Salle en bois et Studio du Théâtre de l’Épée de bois.
Cartoucherie – Route du champ de manœuvre
75012 Paris.
Jusqu’au 23 décembre 2023.
Durée pour chaque spectacle 1h15.
Désintégration :
Adaptation et mise en scène de Kheireddine Lardjam.
Avec Linda Chaïb, Azeddine Benamara, Cédric Veschambre.
Scénographie d’Estelle Gautier.
Lumières de Victor Arencio.
Création sonore de Pascal Brenot.
Régie lumière de Manu Cottin, son d’Emmanuel Faivre.
Vidéo de Thibaut Champagne.
Costumes de Florence Jeunet.
Chorégraphie de Nedjma Le Cœur Benchaib.
Nulle autre voix :
Adaptation et mise en scène Kheireddine Lardjam.
Avec Linda Chaïb et Salah Gaoua.
Création et régie lumière de Manu Cottin.
Régie son de Thibaut Champagne.
Chorégraphie de Nedjma Le Cœur Benchaib.