Céleste Germe et Maëlys Ricordeau de Das Plateau ©Thomas Badreau
©Thomas Badreau

Das Plateau creuse son sillon

En tournée avec "Pénélopes" et "Le Petit Chaperon rouge", Das Plateau construit pièce après pièce un théâtre mystérieux, attiré par la complexité et de plus en plus ouvertement féministe.

On rencontre Maëlys Ricordeau et Céleste Germe dans un vingtième arrondissement humide et venteux, mais c’est avec un avenant chaleureux mêlé de décontraction que les deux têtes pensantes du collectif Das Plateau nous approchent. Tant mieux : il y a des mystères à démêler ensemble. Comme une persistance rétinienne tenace, on a gardé en tête les surimpressions psychédéliques opérées en juillet 2022 dans la chapelle des Pénitents blancs, à Avignon, avec leur adaptation éponyme du Petit chaperon rouge des Frères Grimm. On entend encore l’écho des voix suspendues de ce conte effrayant, ces voix qui n’accrochaient à aucun corps et pouvaient donc voyager de l’un à l’autre dans un jeu de projections troublant et singulier. Mais de quoi sont donc faits les esprits dont jaillissent ces édifices sensibles chargés d’intrications ? La question nous trottait en tête, il fallait l’élucider.

Dans un troquet de Belleville dont elles sont familières, on partage un café le temps d’un échange long et prolixe. Toutes deux ont le sourire avenant et le tutoiement amical. En apparence, quelque chose de complémentaire les lie. À peu près la même silhouette, les cheveux longs et la frange, l’une châtain et l’autre blonde, le même style un peu bohème et le même âge — la jeune quarantaine. Autant d’indices d’une complémentarité qui remonte à loin, dont découle l’« immense connexion artistique » que décrit Céleste Germe. Cette symbiose résulte aujourd’hui dans des pièces abouties, pleines de mystère, les yeux rivés dans l’abîme de l’inconscient, les oreilles tendues vers les pensées qui y circulent en secret.

Bonne chance à qui voudrait attribuer avec certitude la maternité des objets théâtraux de Das Plateau. Mais dans la création, les rôles sont bien définis : Céleste met en scène, Maëlys joue. Dans Poings, adaptation au cordeau du texte structuraliste de Pauline Peyrade, la comédienne occupe le plateau seule pendant une bonne partie du spectacle, perdue dans le dédale de parois et de miroirs imaginé par la metteuse en scène et conçu par James Brandily, avant qu’apparaisse Antoine Oppenheim en conjoint abusif. En résulte une évocation percutante des violences conjugales, qui invente une formulation sensible aux répercussions de celles-ci dans la psyché d’une femme.

Poings, Das Plateau ©Simon Gosselin
Poings ©Simon Gosselin

La jeune Céleste passe son enfance à Paris, dans le douzième arrondissement, pendant que Maëlys grandit dans une petite commune des Yvelines, à quelques dizaines de kilomètres. Tout naturellement, elles se rencontrent à mi-chemin, sur les bancs d’une licence théâtre à l’université de Nanterre, quelques années plus tard. « À partir du moment où on s’est rencontrées, on a commencé à faire tout ensemble : les exposés, les sorties au théâtre… », s’amuse Maëlys. C’est le début d’une grande complicité qui ne tardera pas à se transformer en dialogue artistique.

Déjà, les inclinations personnelles se dessinent. Pour celle qui deviendra comédienne au théâtre, au cinéma et dans les studios de doublage, il y a des cours au collège, puis, dès la seconde, un cursus de jeu au conservatoire. « Le théâtre m’a fait sortir de mes timidités », explique-t-elle. Pour la future metteuse en scène, c’est le choix d’études d’architecture après trois années de fac théâtre qui inscriront le virage vers une mise en scène très sensible à la scénographie et à l’idée de structure. « Le jeu me coûtait beaucoup, et j’avais envie d’être dans un rapport pragmatique au plateau, se rappelle-t-elle. Je ne me voyais pas intégrer une école de théâtre. Je préférais acquérir des outils que je pourrais réinjecter dans mon travail. C’était une manière de partir pour mieux revenir. »

On se dit que le parcours, jusque aujourd’hui, était anticipé d’avance. Maëlys pense jeu, Céleste pense architecture scénique. L’une imagine des structures expressives par elle-mêmes, mais servant simultanément le déploiement du jeu, l’autre offre ce fascinant mélange de vérité et de froideur, cette façon d’être à la fois très caractérisée et ouverte aux modifications, aux transformations. Il n’y a pas de domination, pas de rapport directeur-acteur, mais une horizontalité qui reparaît dans la façon dont Ricordeau habite le plateau. Ainsi, même si elle y joue une femme violentée jusqu’à la négation de son être, Poings renverse l’échiquier et fait de l’actrice, au plateau, l’organisatrice de l’énonciation.

Cette manière de problématiser le jeu place d’emblée le collectif en dehors des cadres canoniques du théâtre français, selon une velléité qui explique aussi le choix d’un nom — das plateau, une déterritorialisation de la surface théâtrale vers un allemand qui invite à un détour architectural, tectonique ou philosophique, c’est selon. La pensée spatiale du plateau fait parler du Petit Chaperon Rouge en « couches iconiques », en « dialectique » et en « strates » auxquelles il faut « faire attention, sinon elles se recollent et se resimplifient ». En conséquence, la réflexion scénique vient avant le travail du texte : « beaucoup de décisions sont prises avant les répétitions, et les déterminent, notamment sur le décor et la musique. Le travail à la table commence bien après avoir commencé à construire la forme », raconte la comédienne.

Le Petit Chaperon rouge, Das Plateau ©Simon Gosselin
Le Petit Chaperon rouge ©Simon Gosselin

À ses débuts, l’histoire du collectif se conjugue au pluriel, au gré de deux rencontres personnelles. Jacob Stambach, Jacques Albert. L’un est musicien, trimballe le quatuor de soirées noise en concerts de rock — Godspeed You! Black Emperor, Black Dice, entre autres — et signe les musiques de chaque création. L’autre, en tant qu’auteur, fournira leurs textes aux premiers spectacles de la compagnie, ainsi qu’un certain rapport aux sciences humaines, philosophie, sociologie et anthropologie mêlées, donc « à l’amour de l’humain », résume Céleste.

Les toutes premières formes naissent de là, dès 2008. « Des collages d’éléments » avec très peu de texte, pas beaucoup de moyens non plus, mais un espace de travail : Mains d’œuvres, à Saint-Ouen, que les jeunes artistes occupent trois ans durant. Avec la Loge ou la Bellevilloise, cette salle audonienne fait partie des lieux où sont jouées ces premières performances. Des spectateurs de choix comme Hubert Colas ou Pascal Rambert tombent dessus et leur mettent le pied à l’étrier institutionnel, puis d’autres noms accompagnent la naissance : Frédéric Sonntag, Anne Monfort, Arthur Nauzyciel

Tout ça paraît loin, maintenant. Une dizaine de pièces plus tard, Das Plateau est passé par le Festival d’Avignon, s’est resserré autour de son binôme féminin. « On est d’accord très intimement, Maëlys et moi, et on n’a cessé de se rapprocher », explique Céleste Germe, café en main, à côté de sa sœur de création. En résulte, aujourd’hui, une plus grande attention au texte, qui n’est plus seulement le support ou le prétexte d’une expression formelle. « Ce dont on parle est devenu de plus en plus important. Qu’est-ce que l’on doit dire aujourd’hui sur notre monde ? Qu’est-ce que l’on veut raconter ? Vaste abîme, mais c’est ce qui nous intéresse le plus. »

Les binôme se rapproche des sujets féministes, au point d’ouvrir une nouvelle ère dans cette aventure artistique. Le virage est pris avec Poings, s’ensuivent la parabole du Petit Chaperon rouge et Pénélopes, un in situ déployé à travers la France à partir de témoignages de femmes recueillis sur le terrain offert par chaque série, de Lyon à Marseille en passant par la grande couronne parisienne. Quand on découvre cet objet à Montreuil, début décembre, on se dit que le principe de Das Plateau y est dénudé à l’os, et que sans décor construit, l’affaire architecturale qui occupe la compagnie peut tout aussi bien se résumer à l’agencement d’un espace pour la parole.

Pénélopes, Das Plateau ©Flavie Trichet-Lespagnol
Pénélopes ©Flavie Trichet-Lespagnol

Ici, pas de scéno, seulement une projection qui superpose les rues de Montreuil au visage de l’actrice. Au fil des changements de costume à vue, la parole de femmes anonymes habite son corps. Les mots empruntés à des inconnues sont rendus à une assemblée souvent occupée par les gens du quartier. Pénélopes offre une caisse de résonance pour des émois intimes jamais rendus publics, distanciés par le jeu de Maëlys Ricordeau, qui invente un mode d’énonciation à mi-chemin entre elle-même et l’autre.

C’est une envoûtante cérémonie de métempsycoses, de transferts d’âme, qui a alors lieu, loin des édifices labyrinthiques que l’on a connus ailleurs, mais pareille en nature. « Ces passages d’un personnage à l’autre, c’est ce qui m’intéresse aujourd’hui », confirme la metteuse en scène. La forme est modeste, mais elle dit l’essence du théâtre-construction de Das Plateau, où plusieurs mondes habitent un même espace, plusieurs voix un même corps.

De nouvelles transformations attendent aujourd’hui Das Plateau. À l’horizon, une réécriture de L’Orestie par la dramaturge et poétesse Milène Tournier. C’est la première fois que la compagnie passe commande pour un texte. « On lui laisse une pleine liberté, et on ajustera ensuite », explique Céleste Germe. En attendant, l’agenda est plein, et passées les dates montreuilloises de Pénélopes, c’est à Fort-de-France qu’ira le décor du conte des Grimm. Au printemps, Poings sera repris au théâtre Silvia Monfort. D’un spectacle à l’autre, un même vertige opère, renversant les coordonnées de l’identification, laissant poindre le mystère dans la banalité.

On cherche à creuser encore un peu la genèse du Petit Chaperon rouge, leur dernière création en date et peut-être la plus belle qu’on ait vu de leur part. « Il a fallu nommer le rapport entre l’anodin et les fondements que sont le mal, l’enfance, l’innocence l’agression et la mort », se rappelle Céleste Germe. On peut lire là-dedans une essence de leurs œuvres récentes. À voir la confiance qui semble régner entre les deux collaboratrices et amies, quelque chose s’éclaircit : les complexités de ce théâtre sont le produit d’une création apaisée, acharnée certes, parfois traversée de doutes, mais indéniablement guidée par de justes certitudes.


Pénélopes d’après L’Odyssée d’Homère et avec des entretiens d’habitantes de Montreuil
Théâtre Public de Montreuil
Spectacle présenté hors les murs à l’A.E.R.I
57 rue Etienne Marcel, 75048 Montreuil

Mise en scène Céleste Germe
Collaboratrice artistique et jeu Maëlys Ricordeau
Composition musicale et direction du travail sonore J. Stambach
Voix Habitantes de Montreuil 
Régie générale Pauline Samson
Régie son et vidéo Émile Denize
Assistanat à la mise en scène, dérushage Mathilde Wind
Interviews menées par Céleste Germe et Maëlys Ricordeau
Administration, production, diffusion Léa Coutel et Yuka Dupleix

Tournée – Le Petit Chaperon rouge
Du 20 au 22 décembre Tropique Atrium, Scène nationale de Martinique
2024
Les 9 et 10 janvier Lux, Scène nationale de Valence
Les 14 et 15 janvier Théâtre en Dracénie, Draguignan
Les 19 et 20 janvier Théâtre la Colonne, Miramas
Les 22 et 23 janvier Scène 55, Mougins
Les 31 janvier et 1er février Lieu Unique, Scène nationale de Nantes
Du 6 au 10 février Théâtre de St-Quentin en Yvelines, Scène nationale, à la Ferme Bel-Ébat, Guyancourt
Les 16 et 17 février Théâtre Le Forum, Fréjus
Du 21 au 23 février Le Quartz, Scène nationale de Brest
Les 1er et 2 mars Théâtre Louis Aragon, Scène conventionnée, Tremblay-en-France
Du 14 au 16 mars La Criée, Théâtre national de Marseille
Les 21 et 22 mars Théâtre d’Arles
Du 27 au 29 mars Quinconces L’Espal, Scène nationale du Mans
Les 5 et 6 avril Théâtre de Laval – Centre National de la Marionnette
Du 9 au 14 avril Théâtre de l’Atelier, Paris
Les 18 et 19 avril Le Trident, Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin
Les 23 et 24 avril Centre Culturel Jacques Prévert de Villeparisis
Les 28 et 29 avril Le Reflet, Vevey, Suisse
Du 15 au 18 mai Théâtre Silvia Monfort, Paris / FOCUS DAS PLATEAU
Du 22 au 24 mai Théâtredelacité, CDN de Toulouse
Du 30 mai au 1er juin Théâtre national de Nice
Du 5 au 7 juin TAP de Poitiers

Tournée – Pénélopes
2024

Les 18 et 19 janvier Théâtre Joliette, Scène conventionnée, Marseille
Du 5 au 8 mars Centre Culturel Aragon, Oyonnax

Tournée – Poings
2024
Du 26 avril au 4 mai Théâtre Silvia Monfort, Paris

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