Le rideau noir cache la scène. Au loin, quelques bruits résonnent, des notes de piano s’égrènent lentement. Pas de brouhaha, juste quelques murmures. La salle plonge lentement dans le noir. Dans la pénombre, le décor d’Emmanuel Clolus, rappelant de manière évidente, en tout cas dans le motif, celui de la précédente création de Stanislas Nordey, Au bord de Claudine Galea, laisse apparaître sa matrice géométrique, ses lignes de fuite. Autant espace mental que boîte à souvenirs, il est le lieu dépositaire d’un secret, l’écrin où les pensées fusent, les réflexions s’entrechoquent et où la parole finit par se libérer.
Face public, comédiennes et comédiens vont porter l’histoire de Christine (Angot), adaptée à l’os par Stanislas Nordey. S’intéressant aux faits dans ce qu’ils ont de plus cru, de plus intime, sans chercher à leur donner corps autrement que dans l’imaginaire du spectateur, ils leur insufflent ce qu’il faut d’intensité pour évoquer l’acte innommable malgré la rigueur quasi-juridique avec laquelle la société se doit de le considérer, au-delà de toutes émotions.
Une âme maintenue en esclavage
Surplombant la scène, un immense écran affiche, en gros plan, le visage en noir et blanc d’une femme d’un certain âge. La vie, les épreuves se sont inscrites dans sa chair. Regard dans le vague, elle semble perdue dans ses pensées. Le générique défile comme au cinéma. Assise dans un train, Christine (extraordinaire Cécile Brune) ressasse ses souvenirs, les revit, tente par bribes de reconstruire le récit d’une vie, la sienne, marquée par l’inceste paternel, l’emprise de cet homme sur elle du jour où elle l’a rencontré à aujourd’hui. Née hors mariage, elle est élevée par sa mère. Il lui faudra attendre ses treize ans et un voyage dans l’Est pour croiser le chemin de son géniteur. Pas un mauvais bougre à priori : même s’il a une autre famille, deux autres enfants, il veut faire les choses bien, la reconnaître du moins pour l’état civil, qu’elle porte son nom.
Pour l’adolescente, le moment est crucial. Son père existe, il n’est plus un anonyme. Mais très vite, une relation ambiguë, déplacée, s’installe. Un premier baiser sur la bouche va tout changer. Sa fille, elle ne le sera jamais véritablement. La seule place qu’il lui laisse, malgré ses beaux discours de père ne souhaitant satisfaire en tout point sa progéniture de seconde zone, c’est être l’objet sexuel que l’on utilise, que l’on possède, que l’on pénètre et que l’on rabaisse. Mais comment ne pas céder, comment refuser cette sorte d’amour, l’unique manière qu’il a de communiquer avec elle, de s’unir à elle ? Elle essaye, en vain. Malgré ses demandes incessantes d’une relation filiale banale, rien n’y fait. Le mal est fait, la blessure insondable, l’inceste leur seul et unique lien. De treize à vingt-six ans, rien ne change. Son ascendant à lui, sa soumission à elle.
L’inceste dans toute sa réalité
L’histoire de Christine Angot, on la connaît. Elle irrigue son œuvre, la hante, en est l’essence, la colonne vertébrale. Après avoir mis des mots sur la violence physique et psychique que son père lui a fait subir, pour essayer d’en comprendre les causes, d’en chercher les origines, l’écrivaine, entrée à l’Académie Goncourt en février dernier, dépasse la tentation sordide pour ne s’intéresser qu’à l’acte, ses conséquences. Se détachant d’elle-même, tout en étant au cœur de ce roman paru en 2021, elle porte un regard froid, clinique, juridique sur l’inceste dont elle a été victime toute une partie de sa vie. Plongeant dans sa mémoire, mettant à plat les faits, ceux dont elle se souvient, de sa plume acérée, rythmée, sans concession, elle dénonce le délit, le criminel, sa passivité, celles de ses proches, son asservissement, le regard plein de relativité que porte encore et toujours la société. L’inceste n’est pas un fait divers, juste l’ultime façon de nier le lien filial.
Avec pudeur, sans pathos, Stanislas Nordey s’empare de cette matière incandescente, l’adapte au plateau, donne vie aux mots d’Angot. Respectant la pensée de l’autrice, tout en lui offrant à travers les jeux finement ciselés des comédiennes et comédiens une dimension plus universelle, il signe un spectacle choc d’une rare puissance, qui bouleverse les certitudes et donne corps aux non-dits. À travers les trois comédiennes qui incarnent la narratrice à trois périodes de sa vie, Carla Audebaud (Christine de treize à vingt-cinq ans), Charline Grand (Christine de 25 à 45 ans) et Cécile Brune (la femme d’aujourd’hui), il invite le public à vivre au plus près de ce drame qu’est l’inceste. Face à elles, tout en distanciation contenue, Pierre-François Garel se glisse avec maestria dans la peau de ce père-monstre, qui ne se répartit jamais de son flegme, de sa certitude d’être dans son bon droit. Les autres interprètes sont au diapason, complétant une distribution parfaite. La reconstitution lucide et factuelle des mécaniques du crime peut alors éclater au grand jour. Ce Voyage dans l’Est éprouvant, salvateur et reconstructif termine sa route, exsangue. Le voile est levé. L’inceste est enfin apparu dans toute sa réalité, sa véracité.
L’uppercut Angot–Nordey a mis K.O. les idées préconçues, les relativismes, les sous-entendus mal-placés. Le théâtre a transcendé le roman, lui a donné corps, une vérité impossible à nier !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Voyage dans l’Est de Christine Angot
Nanterre – Les Amandiers
7 avenue Pablo Picasso
92000 Nanterre
Du 1er au 15 mars 2024.
Durée 2h30.
TNS
Salle Koltès
1 avenue de la Marseillaise
69000 Strasbourg
jusqu’au 8 décembre 2023
Mise en scène de Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique de Claire Ingrid Cottanceau
Avec Carla Audebaud, Cécile Brune, Claude Duparfait, Pierre-François Garel, Charline Grand, Moanda Daddy Kamono, Julie Moreau, en alternance les 6 et 7 décembre avec Claire ingrid Cottanceau
Scénographie d’Emmanuel Clolus
Costumes d’Anaïs Romand
Lumière de Stéphanie Daniel
Vidéo de Jérémie Bernaert
Cadre – Félicien Cottanceau
Musique d’Olivier Mellano
Enregistrement piano – Barbara Dang