Au Théâtre de la Bastille, après une escale au Canal de Redon, Simon Gauchet présente La Grande Marée, passionnante expédition scientifique et théâtrale aux abords de l’Atlantide.
©Louise Quignon
Au commencement, il y a le rêve : celui de la nuit précédente, raconté au plateau par les comédiens. Des récits différents à chaque représentation donc, histoire d’installer d’emblée la pièce sur un terrain mouvant, façon aussi de placer en son frontispice, telle une synecdoque, la version ramassée de son principe central : saisir ce qui échappe. Chaque narration laisse apparaître la difficile opération d’arrêter, avec des mots et des images, une réalité par nature faillible : dans leurs rêves, Yann Boudaud se voit remettre une enclume en forme de tronc humain chez un garagiste-maçon et Gaël Baron se retrouve entouré de costumes roses dans un Élysée transformé en salle des ventes.
Mais l’histoire de la Grande Marée, si tant est qu’on puisse en choisir une unique, n’est pas là. Elle commence juste après, avec l’évocation de l’Atlantide, cette île perdue de l’Antiquité qu’évoque Platon dans le Timée. En 1989, un petit groupe d’anthropologues et philosophes de la Freie Universität de Berlin part à sa recherche. Il ne s’agit pas tant de retrouver le pays englouti que de démêler ce que l’intellectuel Dietmar Kamper, à la tête de l’expédition, décrit comme « la catastrophe initiale ». Comme les fragments du Beau Monde, co-création signée, avec d’autres, par Simon Gauchet et Rémi Fortin, une suite d’archives découpe cette écriture collective mise en forme par l’auteur Martin Mongin. Elles assemblent une image à la fois panoramique et fragmentaire de cette expédition, de ses tenants et ses aboutissants. Les chercheurs arriveront-ils à l’Atlantide ? Qu’espèrent-ils y trouver, au fond ?
Théâtre alchimique
Suivant cette logique collagiste, le jeu se déploie dans un plateau malléable où s’organise à vue non seulement le récit de ces chercheurs mais le récit du récit, c’est-à-dire la monstration du geste documentaire en train de se construire. Les accessoires et les éléments de décor sont déplacés à vue. Le jeu est constamment ouvert à un retour sur lui-même, riche de prosodie, d’inflexions et de ruptures. Mais derrières les formes propres au théâtre documentaire contemporain, La Grande Marée titille une profondeur imaginaire qui en redouble le fond. Un régime d’équivalence s’y instaure bientôt entre la quête des chercheurs de Berlin et celle de la troupe menée par le metteur en scène breton. Ici, on voit Kamper s’entretenir avec Brigitte Salino, qui aurait écrit un article dans Le Monde sur l’aventure Atlantis, juste avant la chute du mur de Berlin ; là, Rémi Fortin, avec beaucoup de grâce, nous adresse le récit d’un voyage effectué avec Blanche Ripoche à Santorin pour nourrir le contenu de la pièce.
Le scientifique Marcellin Berthelot situait l’origine de l’alchimie du côté « des hallucinés, des fous et des charlatans ». Simon Gauchet s’intéresse à l’idée d’un théâtre alchimique, et cela infuse la mise en scène toute entière, obsédée qu’elle est par la présence du virtuel dans l’actuel, comme l’alchimiste cherche à révéler l’existence dormante de l’or dans le plomb. La quête, dans l’observable, de ce qui n’est pas, cette quête qui est celle des chercheurs berlinois, partage ainsi beaucoup avec le caractère incantatoire du théâtre tel que le conçoit Gauchet, avec Artaud sur son épaule.
Haut, bas
Si la mise en scène ne cesse de solliciter la dichotomie haut/bas comme métaphore de l’intervalle allant de la surface aux fonds marins, c’est justement parce que peuvent s’y jouer ces transformations, ces sublimations. Pendant toute la pièce, au plateau, un régisseur agite des toiles peintes qui, à force d’exhaustion, « passent » d’un état à un autre, de celui d’élément scénographique à l’expression abstraite d’une volonté tenace, immuable, voire de l’idée même de volonté — conatus mouvant, moteur à l’œuvre. Les toiles participent à figurer, pour la scène, plusieurs niveaux de submersion : on se retrouve d’un coup au fond de l’océan, et le fond de l’océan peut tout aussi vite s’assécher et redevenir une surface aride.
« Essaye de te souvenir ou à défaut invente », écrivent les comédiens, au tout début de la pièce, avec de l’eau sur la paroi noire au lointain. Servie par une distribution vive et remarquable, La Grande Marée se dévoue entièrement à cette idée. Dans l’équipe de Kamper comme dans la troupe au travail, imaginer ce qui a lieu dans les zones d’ombre de la grande histoire permet d’instaurer un rapport poétique au présent. De là naît un théâtre profond et émouvant, comme l’est ce final opératique et drôle où Cléa Laizé, géniale, raconte l’histoire fictionnée d’une toile, celle qu’elle aurait rêvée, sa propre blancheur teintée de rougeur se confondant avec le ciel rose du désert peint et s’imprimant sur nos rétines comme un très, très beau moment de théâtre.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Redon
La Grande Marée de Simon Gauchet
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris.
Du 9 au 24 novembre 2023
Du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h.
Durée 2h
Tournée
18 novembre au 1er décembre 2023 : TU – Nantes, en co-réalisation avec le Grand T
13 et 14 décembre 2023 à La Passerelle – Scène nationale de St Brieuc
16 mai 2024 Saison culturelle du Mont St Michel
18 mai 2024 Le Tangram – scène nationale d’Evreux-Louviers
Conception et mise en scène Simon Gauchet
Écriture et dramaturgie collective à partir du texte de Martin Mongin
Scénographie Olivier Brichet et Simon Gauchet
Collaboration artistique Éric Didry
Conseiller scientifique Constantin Rauer
Assistante à la mise en scène Nathanaëlle Le Pors
Musique Joaquim Pavy
Costumes et textiles Léa Gadbois Lamer assistée de Lara Manipoud, Sandra Breiner et Marine Baney
Construction Olivier Brichet et Clémence Mahé
Son Manuel Coursin Régie son Manuel Coursin et Marine Iger (en alternance)
Lumière Claire Gondrexon
Régie lumière Claire Gondrexon et Anna Sauvage (en alternance)
Régie générale et régie plateau Ludovic Perché et Lucile Réguerre (en alterance)
Avec Gaël Baron, Yann Boudaud, Rémi Fortin et Cléa Laizé