Extinction de Julien Gosselin © Simon Gosselin

Extinction, Gosselin face au chaos du monde

Après Montpellier et Avignon, "Extinction", la dernière création de Julien Gosselin, pose ses valises cet automne à Valenciennes et à Paris.

Faire court, trancher dans le vif, aller à l’essentiel, ne fait clairement pas partie de la grammaire théâtrale de Julien Gosselin. Pour lui, le théâtre est un lieu où l’on doit prendre son temps pour créer une ambiance, pour porter le feu des passions jusqu’à l’aliénation, pour traverser des mondes et conter des épopées rageuses, exaltées. En choisissant de porter au plateau, Extinction d’après Thomas Bernhard, il ne pouvait se contenter d’une adaptation stricto sensus. Il avait besoin d’imaginer un parcours, une histoire qui mène les spectateurs à marches forcées de l’exaspération à la fascination dans les méandres de la pensée lucide, sépulcrale, nihiliste du dramaturge autrichien revenant sur les terres de son enfance, marquées au fer rouge par un nazisme encore aujourd’hui tapi dans l’ombre. 

Extinction de Julien Gosselin © Simon Gosselin
© Simon Gosselin

Avant de plonger dans les eaux noires d’une humanité à la dérive, d’une société de lettrés engendrant l’hydre monstrueuse du mal, du néant, Gosselin invite le public à traverser le quatrième mur, à communier avec les comédiennes et les comédiens, à boire de la bière, à trinquer au monde qui fout le camp, à danser sur son toit jusqu’à l’abandon au son techno d’un DJ Set extatique autant que lancinant. L’abrutissement est total. L’apocalypse est là latente, prête à tout emporter de nos civilisations et de nos démocraties. Il n’y a qu’à voir, en gros plan sur l’écran qui surplombe la scène, le visage fatigué et cerné de larmes de l’actrice allemande Rosa Lembeck pour s’en convaincre. Tout son corps annonce le drame à venir. La Rave party touche à sa fin, le mal, qui la ronge, tout comme il gangrène ses congénères conviés à ce bal mortifère, ne va pas tarder à dévoiler ses racines. 

Jeu, set et match

Se baladant sur les landes d’auteurs autrichiens du siècle dernier, le metteur en scène creuse tout particulièrement dans les œuvres du fin observateur qu’était Arthur Schnitzler – La Nouvelle rêvéeLa Comédie des séductions et Mademoiselle Else – , pour déployer sa toile arachnéenne, son emprise sur nos émotions contrastées. Chef d’orchestre de génie, comme il l’a prouvé des Particules élémentaires d’après Houellebecq, qui l’on révélé au public, à son adaptation, il y a de cela deux ans, du Passé de Léonid AndréïevJulien Gosselin manie à la perfection la technologie multimédia, la création cinématographique en direct, quitte, non à oublier le théâtre, mais à le cacher derrière des pendrillons, des cloisons, de multiples artifices, trop parfois, comme s’il n’était finalement qu’un outil, qu’une étape vers une forme plus baroque, plus magistrale. Filmés au plus près par des caméramen d’une rare agilité, les corps et les visages des comédiens et comédiennes, qu’ils soient des fidèles ou venant de la Volksbühne, dont il est artiste associé depuis deux ans, s’affichent en 4 par 3 au-dessus du plateau. 

Extinction de Julien Gosselin - Printemps des comédiens © Simon Gosselin
© Simon Gosselin

De la chambre à coucher où un couple, dopé à la libido fiévreuse et fantasmé de l’épouse, s’adonne frénétiquement au devoir conjugal, au salon, où de beaux et d’affables gentilés d’une Vienne révolue, celle de la Belle-Époque, parlent littérature, peinture, culture avec élégance, en passant par une salle de bain où une sœur follement amoureuse de son frère s’offre à lui sans ambages ou par une sorte de bureau où une jeune passionaria se sacrifice pour sauver son père de la faillite, c’est tout une société raffinée qui habite en noir et blanc l’écran, seul point d’entrée sur le maillage de scènes imaginé par Gosselin. Derrière les rires, les chants, les danses, les corps qui s’emboîtent, l’élite culturelle accouche en direct à l’innommable, au pire que l’humanité est enfantée, un bal du gore, un monstre fasciste où l’humain n’a pas sa place.

La fin approche, seule au plateau, on retrouve, pour la dernière partie de ce triptyque, l’épatante Rosa Lembeck. Son état émotionnel est loin de s’être amélioré. Face au public, elle délivre la parole de Bernhard et plonge avec une fébrilité troublante dans cet Extinction, qui depuis plus de cinq heures plane dans la salle. La séance de sado-masochisme intellectuelle, tonitruante et sensible orchestrée avec maestria par Gosselin s’achève. Elle aura laissé, certains sur le carreau, d’autres dubitatifs, mais les inconditionnels seront aux anges. L’artiste a repoussé une nouvelle fois les limites de son art. L’hystérie affleure parfois, mais le geste est là précis, sensible. Faisant partie des derniers des Mohicans, dont les œuvres hybrides et particulièrement onéreuses sont vouées à disparaître dans un contexte économique de plus en plus tendu, il tient le cap et livre un objet multiple qui fera comme toujours débat. C’est sa force, son style…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier

Extinction d’après les textes de Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal
Création le 2 juin au Printemps des comédiens
durée 5h avec entractes

Tournée 
10 et 11 novembre 2023 à DE SINGEL, Anvers
18 novembre 2023 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes, en partenariat avec Le Manège – Scène nationale de Maubeuge, dans le cadre du Festival Next.
29 novembre au 6 décembre au Théâtre de la Ville en partenariat avec Nanterre-Amandiers – Paris dans le cadre du festival d’Automne à Paris .
5 et 6 janvier 2024 à la Volksbühne Berlin
23 et 24 mars 2024 aux Théâtres de la Ville de Luxembourg

Traduction de Francesca Spinazzi / Panthea (en cours)
Adaptation et mise en scène de Julien Gosselin assisté de Sarah Cohen et Max Pross 
Scénographie de Lisetta Buccellato
Dramaturgie d’Eddy d’Aranjo et Johanna Höhman
Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde et Max Von Mechow
Musiques de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Lumières de Nicolas Joubert
Vidéos de Jérémie Bernaert et Pierre Martin Oriol
Son de Julien Feryn
Costumes de Caroline Tavernier
Cadre vidéo – Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel
Avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz 

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