Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter Cyrano de Bergerac ?
Emmanuel Daumas : L’idée vient d’Éric Ruf. Il voulait reprendre la version de Denis Podalydès, créée en 2006. Il avait déjà imaginé une partie de la distribution : Laurent Lafitte, Yoan Gasiorowski et Jennifer Decker. Le covid est passé par là. L’envie d’une nouvelle mise en scène s’est fait sentir. Et comme j’avais déjà monté deux classiques, L’Heureux stratagème de Marivaux et Dom Juan de Molière, sous sa mandature en tant qu’administrateur de la Comédie-Française, il a pensé à moi, m’a demandé de relire la pièce et de voir si j’avais envie de m’y frotter. J’ai été sidéré en relisant le texte : pour moi, comme pour beaucoup de personnes, Cyrano de Bergerac était un drame de cape et d’épée, une œuvre romanesque par excellence, un spectacle qui avait tous les ingrédients pour faire pleurer dans la salle. Et j’y ai découvert quelque chose de plus trouble, de très intime, qui renvoie à l’adolescence, au fait ne pas être celui ou celle que l’on souhaiterait. C’est une écriture profonde, qui dépasse le personnage tel qu’on le conçoit dans l’inconscient collectif, un être au physique ingrat pour qui l’honneur, la gloriole et le beau langage sont l’essence même de son existence. C’est un être un peu différent de tout cela qui m’est apparu entre les lignes. Bien sûr, il aime le panache, porte en lui une forme de virilité conquérante, a l’art de la formule, mais surtout il fait semblant pour ne pas avoir à surmonter ses complexes. En fait, je crois que c’est là le véritable sujet de la pièce, les complexes. Et c’est ce qui m’a plu, car cela résonne chez tous, réveillant quelques — mauvais — souvenirs de nos adolescences.
Comment relit-on un tel monument ?
Emmanuel Daumas : Par le prisme de l’intime. Ce qui m’a tout de suite intéressé, ce sont ces vies vécues par procuration. Chacun des protagonistes vit à travers un autre. Cela m’a renvoyé à ma propre adolescence. C’est donc ce sillon que j’ai voulu creuser. Au lycée, je rêvais d’être le beau mec, celui dont tout le monde veut être l’ami, l’amoureux. J’aurais donné la moitié de mon cerveau à cette époque pour cela. J’avais l’impression que c’était le seul moyen de réussir sa vie, que tout passait pour le physique. Il faut dire que j’étais bourré de complexes. Je me sentais incomplet, terrifié dès qu’il fallait séduire l’autre. Je me trouvais donc souvent dans des sortes de triangulations impossibles à la façon de Cyrano. Je me suis donc parfaitement projeté dans ce personnage. C’est pour cette raison que j’ai dit oui si vite à Éric. Comme si à travers cette pièce, je pouvais revivre le passé, en changer le cours en le sublimant grâce aux mots de Rostand.
Comment fait-on avec un texte mille fois joué et donc les répliques sont connues de tous ?
Emmanuel Daumas : On laisse couler, car c’est toute la magie de cette pièce et de l’écriture de Rostand. Tout dans le texte fait théâtre de manière immédiate. Je ne m’y attendais pas, d’ailleurs. J’avais inconsciemment imaginé plutôt Cyrano comme un espèce de long poème. C’est plus que cela. C’est une pièce faite pour les acteurs, pour qu’ils irradient au plateau. Ce qui n’est pas simple, mais qui rend le projet amusant, c’est la manière dont il détruit les alexandrins tout en les respectant. Cela donne une telle force, une telle intensité…
Une partie de la distribution étant arrêtée, comme avez-vous travaillé ?
Emmanuel Daumas : J’étais très content de retrouver Laurent [Lafitte]. C’est la quatrième fois que nous travaillons ensemble. Il a été de tous mes projets au Français. Nous nous connaissons bien. Il y a une complicité, un compagnonnage entre nous. Ce qui facilite les échanges, une compréhension de ce que veut l’autre assez fluide. Et puis j’adore ce comédien, il a un sens de l’humour, un charisme évident, une sincérité désarmante. Derrière le masque, il semble porter un secret, une fêlure. Il a à la fois le côté fanfaron de Belmondo, de Vuillermoz, de Weber ou de Depardieu, tout en laissant apparaitre, juste ce qu’il faut de fragilité. Il est en tout point le Cyrano que j’avais imaginé. Jennifer [Decker], je suis très heureux de la retrouver d’autant qu’il y a des similarités entre Roxane et Elvire. Les deux rêvent d’amour absolu, d’amants qui leur racontent de belles histoires. Elle est la seule femme de la distribution. C’était important pour moi d’avoir à mes côtés une artiste comme elle. Yoann [Gasiorowski] me semblait coller à la vision que j’avais de Christian. Pour les autres, j’ai fait le choix de distribuer Laurent Stocker dans le rôle de Raguenau, Nicolas Lormeau dans celui de Guiche, et de faire confiance à la jeune troupe de la Comédie-Française, que ce soient les académiciens ou les nouveaux pensionnaires pour incarner tous les autres personnages — Cadets de Gascogne, marquis, pâtissiers, etc. Je ne souhaitais pas que l’on soit soixante au plateau. Le projet est déjà énorme avec pas moins de cinq décors différents et plus d’une centaine de costumes, je ne voulais pas en rajouter. J’avais plutôt l’envie d’imaginer une troupe comme à l’armée, comme dans La Grande Illusion de Renoir.
Travailler en salle Richelieu, ça fait quoi ?
Emmanuel Daumas : C’est impressionnant bien sûr. Mais ce qui est le plus fou, c’est le défi de l’alternance. On ne peut répéter que quatre heures par jour. Il faut attendre que le décor de la veille soit démonté pour pouvoir fouler la scène, et quitter le plateau pour que celui du soir soit installé. Cela demande beaucoup de souplesse, d’autant que la plupart des comédiens jouent dans un, deux ou trois autres spectacles en même temps. C’est un travail quasi schizophrénique. Contrairement à ce que je pensais, ce n’est pas le poids historique et architectural qui est le plus frappant, mais la ruche d’artistes et de techniciens qui vit au plateau.
propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand
Salle Richelieu
La Comédie-Française
Place Colette
75001 Paris
du 8 décembre au 29 avril 2024
Durée 2h30 environ
au cinéma en direct le 25 janvier 2024
mise en scène Emmanuel Daumas
avec la troupe de la Comédie-Française : Laurent Stocker, Nicolas Lormeau, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, Yoann Gasiorowski, Birane Ba, Nicolas Chupin, Adrien Simion, Jordan Rezgui et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française, Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Elrik Lepercq
Dramaturgie de Laurent Muhleisen
Scénographie de Chloe Lamford
Costumes d’Alexia Crisp-Jones assistée de Pauline Juille
Lumières de Bruno Marsol
Musiques originales et son de Joan Cambon
Réglage des combats – Jérôme Westholm
Collaboration artistique – Vincent Deslandres