Face au déferlement de haine qu’a provoquée la tragédie du 7 octobre et le conflit qui s’en suit, le dramaturge libano-québecois Wajdi Mouawad a pris la parole dans un court texte publié sur le site de La Colline, théâtre national qu’il dirige, ainsi que dans Libération le 9 novembre au matin.
© Simon Gosselin
Au cours des dernières années, La Colline a eu la chance d’accueillir régulièrement des artistes iraniens, israéliens, libanais, palestiniens, syriens, animés par l’amour des mots, la puissance de l’esprit, la volonté de partager et de témoigner du monde. De Tous des oiseaux à House, de Salman Rushdie à Amos Gitaï, de Aïda Sabra, Leora Rivlin, Jalal Altawil à David Grossman, la question de l’Autre, de l’« ennemi » et du dialogue nécessaire n’a eu de cesse d’être au centre de nos réflexions. Une semaine après les massacres de civils israéliens, perpétrés par les miliciens du Hamas dont l’organisation ne cherche rien de moins que la destruction d’Israël, massacres qui renvoient, par leur cruauté, autant à ceux du Rwanda qu’à ceux de Sabra et Chatila, qu’à ceux des pires pogroms et qui s’inscrivent dans la longue liste des obscurités, celles des massacres des Amérindiens comme ceux de Srebrenica que ceux de mars 2022 de la ville de Boutcha par les militaires russes sur les civils ukrainiens, qu’à tant d’autres si longs à énumérer ici, massacres où, toujours, enfants, femmes, hommes, vieillards, sont assassinés, avec la préméditation et l’intention de les assassiner, une semaine donc après ces massacres que rien ne peut ni justifier, ni excuser, et que rien ne peut contextualiser — car aucun massacre de ce genre, jamais ne peut, ni ne doit se contextualiser — l’effort de réfléchir à la manière de rester humain dans une situation inhumaine s’impose à nous avec une violence folle. Nous voici face à ce que la barbarie exige de dépassement pour continuer à créer des espaces où les « ennemis » peuvent encore dialoguer et faire entendre ensemble une voie, même infiniment petite, qui ne soit pas celle de la haine.
Le théâtre peut en ce sens être cet espace.
Alors que les civils palestiniens de Gaza, aujourd’hui, à leur tour meurent et mourront sous les bombes israéliennes comme ils meurent déjà depuis trop longtemps dans le manque de dignité, d’espoir, de reconnaissance d’être un peuple, qu’ils meurent dans l’attente d’un État que bien des forces contraires s’entêtent à leur dénier, qui meurent depuis si longtemps dans l’impossibilité de rêver, de partager, d’être dans le monde, dans l’égarement de leur terre, spoliée par la colonisation meurtrière dans l’indifférence presque totale, aujourd’hui donc que la violence qui va s’exercer sur eux sera impitoyable par la volonté politique d’un gouvernement israélien d’extrême-droite aussi impitoyable que raciste, impitoyable parce que raciste, irresponsable devant l’avenir, face à cette vague immense de haine, La Colline, comme bien d’autres à travers le monde, goutte d’eau à contre-courant, tâchera de participer à recoudre la trame de l’espoir, mille fois déchirée, mille fois déchiquetée, mise en lambeaux. Participer en tentant de continuer à être un espace de rencontre et de dialogue, par l’art, entre acteurs, artistes, techniciens et spectateurs, participer, du moins en ne participant pas à ajouter haine et fragmentation à toute la haine et toute la fragmentation que le sang versé ne manquera pas de décupler, préparant à son tour d’autres massacres dans l’addition des malheurs.
Wajdi Mouawad
Tribune publiée le 16 octobre sur le site de La Colline – Théâtre national
à lire aussi dans Libération aujourd’hui la nouvelle tribune de Wajdi Mouawad