Alors qu’une nouvelle exposition lui rend hommage au LaM (Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut), le célèbre plasticien, dont les œuvres s’arrachent dans le monde entier, a délaissé ses appareils photo et ses caméras pour le spectacle vivant. Il signe sa première mise en scène au T2G, avec Quartier de femmes, un stand-up écrit à partir des ateliers qu’il a tenus avec des détenues de la région Île-de-France.
© Studio Bourouissa
Mohamed Bourouissa connait son quartier, ici près du T2G de Gennevilliers. Même s’il est né à Blida en Algérie, il a grandi là, connait ses rues, ses habitants. Il y vit. Même si son travail d’artiste le fait souvent voyager dans le monde entier, même si les plus grands collectionneurs ont très vite acheté ses œuvres, même si les prix internationaux le distinguent parmi ceux de sa génération (il est né en 1978), il sait d’où il vient, connait ses attachements et s’obstine à revenir à ce qui le questionne : le lieu et le lien. Et ses photographies, souvent des œuvres imposantes en grand format, mettent en lumière, toujours, ces deux topiques : lien et lieu, qu’il s’agisse de jeunes hommes sur le toit d’une bagnole, ou d’un détenu révélant un bracelet électronique à la cheville. Des humains vivant dans ce monde. Ceux qui sont en marge, enfermés, proches et lointains. Dans chaque image ou vidéo, le rapport à l’autre s’appuie sur la distance, la bonne distance, celle qui établit ce fameux lien dans un premier temps au photographe (le révélateur) puis au spectateur. Une mise en scène en quelque sorte pour mieux appréhender le réel.
Donner vie à des images
Qu’en est-il alors pour ce même artiste lorsqu’il s’agit de faire vivre dans l’espace de la scène une fiction qui s’est construite à partir d’expériences vécues ? Quels ressorts jouent entre l’artiste dont l’image est le moteur et l’artiste qui met en scène une pièce ? Que faire avec le décor, le faux, le vrai, la lumière, le son, la voix, le silence, que montrer au public ? Car toutes ces questions se sont posées à ce grand gars dont les doigts sont maculés de peinture blanche, parce qu’au lieu de suivre – « simplement » sa pente naturelle et de choisir de faire un film, de travailler l’image à la caméra comme il en a l’habitude, cette fois il a bifurqué, presque sans s’en rendre compte, et emprunté un chemin de traverse, inconnu.
« Si l’on considère le décor de mes photographies par exemple, répond Mohamed Bourouissa après avoir longtemps réfléchi, le fond que l’on y voit est toujours réel. Il n’y a pas de reconstruction de l’espace extérieur : je dois comprendre le rapport entre le corps et l’espace, utiliser les lignes de tension existantes… Sur scène, mon décor c’est le lieu de théâtre, cette « box » à laquelle je fais face. C’est la même chose : sur les photographies comme sur scène. »
De la prison à la scène
La même chose : la vie. Soit ce qu’on voit, sent, ce qu’on tait, ce qu’on exprime. Mohamed Bourouissa porte son travail sur tout cela, à tout ce qu’il a sous les yeux (la rue, la prison, la société, les rapports entre les gens…) et pour autant ne revendique rien : aucune étiquette ne lui colle à la peau. Lorsque le LaM, le musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Villeneuve-d’Ascq lui a proposé d’animer ces ateliers avec des détenues de la région, il a accepté bien sûr. L’idée d’un spectacle lui vient, il en confie l’écriture à Zazon Castro qui vient du monde du « stand-up ». Mohamed Bourouissa cherche une interprète, il hésite, faut-il choisir une détenue, une comédienne ?
Ce sont les détenues qui lui donnent la solution : elles ont choisi Lou-Adriana Bouziouane qui leur est apparue comme la meilleure pour ce rôle. Et cette flamme agile allume la scène comme personne, tenant tête à tout, jouant de son corps comme d’une voix… Elle accroche le regard, tourne le dos, danse comme si sa vie en dépendait, dit son monde de fille enfermée pendant trois ans à différents étages de la prison, obéissant à la hiérarchie des rez-de-chaussée, premier, deuxième étage. Elle, Henda, raconte le grand amour qui l’a soulevée pour Aya une autre détenue, elle raconte avec grâce, revivant ces moments, ces minutes intenses d’attente s’ajoutant à d’autres minutes creuses pour aboutir à une journée, une nuit, d’autres journées et nuits pour enfin un jour s’entendre dire : « tu sors dans une semaine ! ». Quoi une semaine, mais elle n’aura pas le temps de revoir celle qu’elle aime !« dites, surveillante, je ne peux pas rester une semaine de plus ? »
La force de l’humour
« C’est un stand-up, un spectacle avec de la distance, de l’humour. J’ai fait très attention à ce qu’il n’y ait aucune condescendance, pas plus d’ailleurs que d’empathie forcée », dit Mohamed Bourouissa. C’est un de ses amis, en prison, qui lui a dit un jour : « mais en prison tu sais, il y a aussi de l’humour ! » et c’est ce qu’il a voulu faire ici. Cette héroïne, il l’a pensée Antigone, petite rebelle contre le mal, mais elle l’a mené ailleurs. Lui metteur en scène a cherché le ton juste, le corps juste aussi, qui doit sonner comme la voix, le corps qui tient l’espace comme le texte : « Sur scène les images sont là, elles sont aussi mentales : tout ce qui s’incarne est lié au corps. ».
La scène lui a appris à travailler ce corps et son poids, sa transition d’un espace à l’autre, et lorsque ce corps devait danser, le metteur en scène a cédé la place à la chorégraphe japonaise Yumi Fujitani. Il s’est aussi tourné aussi vers son ami Daniel Jeanneteau, le directeur du théâtre T2G : « j’avais besoin de son regard, de ses conseils. » Ne dit-il pas lui, l’artiste, que la seule chose qui tienne la route, sa route, c’est « l’expérience » ? C’est ce qu’il a compris dès ses débuts, depuis ses premières découvertes des mediums qu’il a faits siens : le dessin, la photographie dans ses premières écoles d’arts dont celle des Beaux-Arts : « l’expérience », comme un tube d’essai qui capitalise ses dons et son savoir toujours questionné. Peut-être est-ce sa façon de parler, non pas de lui, mais de ces passages qui le transforment à chaque fois, qui le rendent si attachant, dans sa façon aussi de ne pas jouer, de ne pas faire semblant. Souriant.
Mohamed Bourouissa ne s’arrête jamais. Après l’énorme exposition qui se tient au LaM de Villeneuve d’Ascq jusqu’au 21 janvier, et qui s’intitule avec pertinence « L’Attracteur étrange », débutera en janvier aussi, une rétrospective de toute son œuvre au Palais de Tokyo. L’artiste est à sa place dans toutes ses places. Ici et là, nouant les liens, déjouant les lieux. Un si étrange attracteur.
Brigitte Hernandez
Quartier de femmes, de Zazon Castro
T2G – Centre national dramatique – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
41 Avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers
jusqu’au 23 octobre 2023
mise en scène et scénographie de Mohamed Bourouissa assisté de Simon-Elie Galibert
Avec Lou-Adriana Bouziouane
regard chorégraphique – Yumi Fujitani
création son – Mohamed Bourouissa, Christophe Jacques, Sylvain Jacques
création lumière – Vincent Chrétien
Mohamed Bourouissa. Attracteur étrange
exposition au LaM de Lille
1 Allée du Musée
59650 Villeneuve-d’Ascq
jusqu’au 21 janvier 2024