Au Théâtre national de Bretagne, dont il est le directeur, Arthur Nauzyciel s’empare avec beaucoup d’ingéniosité des Paravents de Genet et donne à ce texte à la beauté âpre, souvent obscure, une dimension éblouissante.
© Philippe Chancel
Un immense escalier blanc sert d’unique décor. Il sera le témoin privilégié des vies et des morts des différents protagonistes qui vont le fouler durant les quatre heures que durent le spectacle. Au commencement, un jeune homme apparait à son point culminant. Sortant des bas-fonds, de la fange, Saïd (irradiant Aymen Bouchou) cherche un ailleurs fantasmé. Voleur, traître pour les uns, héros pour les autres, il rêve d’absolu, de conquérir le « pays du monstre ». À ses côtés, sa mère (épatante Marie-Sophie Ferdane), sublime tragédienne antique, l’encourage, le pousse, le voit comme le sauveur, qu’il ne sera jamais.
Une fable noire sur fond de guerre d’Algérie
C’est un pays à feu et à sang que traverse nos deux hères, non pour fuir quelques drames, mais pour aller à la rencontre de la future épousée, la femme la plus laide et la moins chère du monde. Rien n’est beau dans cette pièce de Jean Genet, sauf la langue sublime, bien sûr, autant que sombre. Écrite en 1961 en pleine guerre d’Algérie, elle n’a pu être montée que cinq ans plus tard à l’Odéon, et fit un scandale retentissant.
Brûlot anti-colonialiste, manifeste dénonçant la violence d’une réponse militariste et ses dérives, raillant jusqu’au ridicule la vision simpliste et hors d’âge d’un système de classe et de race, Les Paravents est avant tout une œuvre totale, poétique, nébuleuse, tragique, où se croisent sans jamais se voir ennemis d’hier et d’aujourd’hui que seule la mort rapprochera dans un face à face épique, éclatant autant que sidérant.
Poésie humaine
Pensée comme une fresque humaine d’un monde qui a bien du mal à trouver son chemin, l’œuvre de Genet voit se succéder au plateau, se côtoyer parfois, prostituées flamboyantes (Farida Rahouadj et Océane Caïraty), soldats gradés ou non, fous, déboussolés ou totalement endoctrinés (Maxime Thébault, Xavier Gallais, Romain Gy, etc.), mère combattante, révoltée et enragée (Benicia Makengele), oracle éclairée (Catherine Vuillez) ou colons hors-sol persuadés de leur supériorité sur les indigènes (Jan Hammenecker, Hammou Graïa, etc.).
Avec doigté et intelligence, Arthur Nauzyciel s’empare de cette pièce monstre en élague les parties les plus obscures, en éclaire d’autres tout aussi métaphysiques grâce à l’intervention notamment d’un ancien médecin à travers une vidéo qui lit les lettres écrites à ses parents alors qu’il faisait son service militaire à quelques encablures de Tlemcen. Il en sublime les plus belles tirades, celles qui donnent à voir comment l’horreur étincelle, frappe, saisit par son effroyable beauté, comment malgré tout un reste d’humanité finit toujours par triompher.
Par sa mise en scène vertigineuse qui offre la vision d’un microcosme qui monte, descend ou dévale le grand escalier de la vie, par sa direction d’acteur ciselée, Arthur Nauzyciel signe un grand spectacle fait de visions hantées, de fantômes rageurs, de spectres incandescents, de morceaux de bravoure funèbres autant que funestes. Si parfois le texte se fait abscond, se perd dans quelques méandres philosophiques, les images d’une éblouissante beauté retiennent l’attention et restent longtemps gravées dans la mémoire. Certainement l’une des plus puissantes propositions de cette rentrée théâtrale !
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Rennes
Les paravents de Jean Genet
Théâtre national de Bretagne
1 rue Saint-Hélier, CS 54007
35040 Rennes Cedex
Jusqu’au 7 octobre 2023
durée 4h environ avec entracte
Tournée
Du 29 avril au 19 juin 2024 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
mise en scène d’Arthur Nauzyciel assisté de Constance de Saint Remy et Théo Heugebaert
Avec Hinda Abdelaoui, Zbeida Belhajamor, Mohamed Bouadla, Aymen Bouchou, Océane Caïraty, Marie-Sophie Ferdane, Xavier Gallais, Hammou Graïa, Romain Gy, Jan Hammenecker, Brahim Koutari, Benicia Makengele, Mounir Margoum, Farida Rahouadj, Maxime Thébault, Catherine Vuillez et la voix de Frédéric Pierrot
dramaturgie de Leila Adham
travail chorégraphique de Damien Jalet
lumières de Scott Zielinski
scénographie et accessoires de Riccardo Hernández
avec la collaboration de Léa Tubiana
sculpture d’Alain Burkhart assisté Jeanne Leblon Delienne
son de Xavier Jacquot
vidéo de Pierre-Alain Giraud
Costumes, maquillages, coiffures et peinture des djellabas de José Lévy assisté de Marion Régnier
Coiffures et maquillages d’Agnès Dupoirier assistée d’Angèle Humeau