Dans un Théâtre Sarah-Bernhardt nouvellement rouvert après sept ans de travaux, la compagnie néerlandaise, Basée à La Haye, présente un programme exigeant et hypnotique composé de deux pièces courtes, l’une signée par le chorégraphe chinois Tao Ye, l’autre par le duo israélien Sharon Eyal-Gai Behar.
© Rahi Rezvani
Ciment, lumières crues, bois et tissus clairs sont les trois lignes architecturales qui se dessinent quand on pénètre dans le foyer du tout rénové Théâtre de la Ville, reprenant pour l’occasion son nom initial, le Théâtre Sarah Bernhardt. Clairement, l’épure domine. Le beige clair est la couleur dominante, offrant par contraste une belle visibilité sur la coque de béton du grand gradin, décoré par François Morellet de feuilles d’or. Entre le bar à cour et la librairie à jardin, tout un monde s’agite, discute et commente. Le brouhaha est énorme. Mais il est temps pour chacun de rejoindre sa place. Pour ceux qui vont voir En addicto de Thomas Quillardet, direction la coupole, au cinquième étage. Pour les autres, plus nombreux, c’est dans la grande salle que les excellents interprètes du NDT 1 se produisent.
Géométrie des formes
En ouverture de cette soirée sous le signe de la virtuosité, le chorégraphe chinois, qui s’est produit avec son TAO Dance theater, cet été à la Biennale de Venise, présente sa pièce 15 interprétée pour l’occasion par la troupe 1 du Nederlands Dans Theatre, compagnie de danse contemporaine fondée en 1959 par Benjamin Harkarvy, Aart Verstegen et Carel Birnie, et qui dit sa renommée mondiale à la direction de Jiří Kylián. Loin de chercher le spectaculaire, le grandiose, Tao Ye puise dans la grande technicité et la haute virtuosité de ce corps de ballet exceptionnel pour signer une pièce faite derépétitions, d’infimes variations et de discordances contenues.
Il y a d’abord la pénombre. Des silhouettes qui dessinent au loin. Des bruits de paumes de mains qui frappent la peau à nu. Des corps musculeux qui apparaissent en pleine lumières. Des gestes qui se répètent. Ils sont quinze au plateau, forment un triangle parfait. Unis par une sorte de communion quasi-pavlovienne, ils se jettent à corps perdus dans de grands lancers de bras, d’amples arabesques. Si la partition, toute en fluidité et épure, semble synchrone, ce n’est qu’un effet d’optique. Avec un sens ciselé de l’arythmie, Toa Ye dérègle légèrement sa mécanique et offre ici une dissonance presque imperceptible mais qui fait tout le sel de cette œuvre hypnotique, où tous font corps tout en gardant chacun leur individualité. Battant à l’unisson, le corps des danseurs et du public se laisse porter par la force tranquille de cette transe corsetée par une grammaire chorégraphique au cordeau.
Des créatures inquiétantes et magnétiques
Après un entracte d’une vingtaine de minutes, un autre univers s’ouvre sur la scène du Théâtre Sarah Bernhardt. Si quelques similitudes se font jour — l’ouverture dans la pénombre, notamment —, très vite, le duo Sharon Eyal–Gai Behar prennent d’autres chemins. Ici l’unité n’est que de façade. Régulièrement, un danseur, une danseuse, cherche à s’extirper de la masse de corps formée par les quinze autres, cherche la dissonance, le pas de côté étrange, singulier. Faisant écho au chaos du monde, l’écriture de la chorégraphe, installée en France depuis peu, montre à voir des humains dégingandés, des créatures zombiesques se mouvant au ralenti. Fidèle à son écriture — solistes sur demi-pointes piquant le sol comme les aiguilles d’une machine à coudre, gestes empruntant autant aux insectes qu’à des robots humanoïdes —, que subliment les magnifiques clairs obscurs imaginés par Alon Cohen et l’entêtante électro d’un disque rayé signée par Ryuichi Sakamoto et mixée par Ori Lichtik, elle invite les danseurs et danseuses du NDT1 dans une transe à la limite du vertige vibratoire.
Pulsations des corps, gestes saccadés, mouvements d’orfèvre, la partition créée en mai dernier par Sharon Eyal pour la compagnie néerlandaise s’appuie sur sa connaissance parfaite du classique et du contemporain entré dans la légende de la danse pour mieux s’en affranchir et livrer une danse hypnotique, intense qui entre en résonnance avec le public. Repoussant toujours plus loin, d’une simple petite variation, l’itération d’un geste devenu sa marque de fabrique, elle signe avec Jakie une œuvre monde à la beauté toujours aussi sidérante. Bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Nederlands Dans Theater
TDV-Théâtre Sarah Bernhardt
2 Place du Châtelet
75004 Paris
jusqu’au 21 octobre 2023
15 de Tao Ye
Créé le 21 septembre 2023 à Amare, La Haye.
Assistants du chorégraphe – Huang Qiqi & Duan Ni
Composition musicale de Xiao He
Lumière d’Ellen Ruge
Costumes de Duan Ni
Production Tao Dance Theater et traduction Jun Jun
Direction des répétitions NDT – Francesca Caroti
Jakie de Sharon Eyal & Gai Behar
Créé le 11 mai 2023 à Amare, La Haye.
Assistants chorégraphes – Clyde E. Archer, Guido Dutilh, Leo Lerus
Création sonore d’Ori Lichtik, avec la musique de Ryuichi Sakamoto,
interprétée par Alva Noto : The Revenant Main Theme, © New Regency Music Inc., Milan Records, Sony Music Publishing.
Einstürzende Neubauten : GS1. Écrit par Blixa Bargeld. NU Unruh, Alexander Hacke, Jochen Arbeit, Rudolph Moser.
Publié par Freibank Musikverlage/CTM Publishing. Avec l’aimable autorisation de POTOMAK.
Lumière d’Alon Cohen
Costumes de Sharon Eyal en collaboration avec le département costume du NDT
Direction des répétitions NDT – Francesca Caroti
Avec les interprètes de la NDT 1 – Alexander Andison, Fay van Baar, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Pamela Campos, Emmitt Cawley, Thalia Crymble, Matthew Foley, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Aram Hasler, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Madoka Kariya, Genevieve O’Keeffe, Paxton Ricketts, Kele Roberson, Charlie Skuy, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Veselý, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk