Un temps estival règne sur la cité sicilienne en ce mois d’octobre. Devant le Teatro Biono, les femmes rivalisent d’élégance. Robes longues et paillettes sont à l’honneur. Les hommes, quant à eux, ont sorti leurs plus beaux costumes. En Italie, aller au spectacle ou au restaurant, est un événement. On s’habille pour l’occasion. Dans la salle tout en rondeur de ce théâtre, qui fête cette année ses 120 printemps, les ors fanés, les moulures décaties, les sièges rouge cardinal, n’ont rien perdu de leur lustre d’antan. Loin des brouhahas de la ville, des violences du monde, comme protégé par l’écrin de pierre de l’édifice aménagé par Li Vigni, il règne à l’intérieur une atmosphère surannée joyeuse, presque insouciante. Les conversations où s’entremêlent gaiement italien, anglais et français vont bon train.
Palerme entre splendeur, misère et humanité
Afin de redonner une dimension internationale à ce lieu culturel mythique palermitain, où a été créé en décembre 1989, Palermo Palermo, célèbre pièce de Pina Bausch, Pamela Villorosi, directrice artistique de l’établissement, a passé commande à l’artiste colmarien Aurélien Bory. Dans la lignée de la chorégraphe allemande, il imagine un spectacle monde, portait d’une ville cosmopolite à la croisée des humanités. Alors que s’installe côté cour, le musicien et compositeur Gianni Gabbia, un immense portique noir s’élève dans la pénombre, laissant apparaître la reproduction d’un chef d’œuvre de la peinture gothique tardive italienne, Le triomphe de la Mort. Déplacée à deux reprises, cette fresque imposante et profondément hypnotique, peinte par un artiste inconnu, certainement catalan, dans les années 1440, est conservée depuis les années 1950 à la galerie régionale du Palais Abatellis, non loin de l’intense Annonciata d’Antonello de Messine.
Sur un cheval décharné, le squelette souriant de la mort emporte tout sur son passage. Riches, pauvres, jeunes, vieux, hommes, femmes, tous trépassent sans distinction. Mais loin d’être morbide, l’œuvre dégage une force étrange, une espérance. Peinte pour soulager les malades atteints de la peste, leur offrir une forme de sérénité avant de trépasser, elle se veut réconfortante. Emblématique de Palerme, elle est une vision du monde, d’une société, d’une époque. En toute logique, Aurélien Bory s’en empare, lui donne vie et l’ancre dans les maux du temps présent. Le cancer fait place à la pandémie d’alors, le destin tragique des migrants à celui des apatrides, des déplacés qui ont souvent trouvé refuge en Sicile. Alors que l’Italie se replie sur elle-même, le maire de Palerme offre la citoyenneté de sa ville à tous ceux qui y arrivent d’où qu’ils viennent. Avec une belle humanité, le chorégraphe, qui depuis plus de trois ans travaille à ce spectacle, s’est nourri, durant de longs temps de résidence, de la ville, de ses contradictions, de ses richesses, pour esquisser un portrait poétique et vibrant des palermitains d’hier et d’aujourd’hui.
Des âmes et des corps
Dans un silence quasi religieux, un homme noir (lumineux Chris Obehi) traverse le plateau. Regard intense, scrutateur, le jeune artiste nigérien, qui a fui Warri, sa ville natale, en 2015 pour échapper à Boko Haram, laisse libre court à ses pensées, évoque la vie, la mort, la Sicile, terre d’accueil, qui lui a ouvert les bras. Puis disparait comme il est venu, avalé par la toile qui flotte au gré des flux d’air. Une femme (irradiante Valeria Zampardi) apparait, aussitôt rejointe par trois autres danseuses (Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi & Arabella Scalisi). Corps alangui, elle s’écroule dans les bras de ses consœurs, mimant ainsi l’une des saynètes de la fresque. Touchée par des flèches imaginaires, quelques germes assassins, elle s’enfonce dans la nuit. Aucune aide, aucun soutien ; ne pourra empêcher son face à face avec sa fatale destinée.
Passant du rêve à la réalité sans que jamais les frontières entre l’un et l’autre se dessinent nettement, Aurélien Bory tisse un récit universel, un conte contemporain qui donne à voir que malgré l’horreur, malgré l’implacabilité de la mort, que tout est encore possible. La main tendue d’une cité à un homme qui a dû s’arracher à ses racines et dont le bateau pneumatique menace de sombrer dans les eaux noires de la Méditerranée, d’une femme médecin ou infirmière à une autre dont une grosseur habite le sein. Sombre est la vie mais elle mérite d’être vécue, d’être partagée. L’autre n’est pas forcément un monstre. Il peut avoir du cœur et d’un sourire, d’un geste, rallumer la flamme de l’espoir et proposer d’autres horizons vers des avenirs incertains mais potentiellement meilleurs.
Avec Invisibili, Aurélien Bory invite à dépasser les limites du visible, à voir hors champ, hors cadre et à inventer de nouvelles alternatives qui s’affranchissent de la triste réalité du monde.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Palerme
Invisibili d’Aurélien Bory
Teatro Biondo
Via Roma, 258
90133 Palermo, Italie
Jusqu’au 29 octobre 2023
durée 1h10
Tournée
5 au 20 janvier 2024 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses – Paris
30 & 31 janvier 2024 à La Coursive – Scène nationale de La Rochelle
6 & 10 février 2024 à la Maison de la Danse – Lyon
14 & 15 février 2024 à l’Agora, Pôle national des arts du cirque – Boulazac Aquitaine
26 & 27 février -2024 au Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées – Ibos
11 &14 avril au Teatro Astra – Turin
Printemps 2024 – Tournée en Italie – Torino, Firenze, Modena, Bologna…
Conception, scénographie, mise en scène d’Aurélien Bory
Avec Alessandra Fazzino, Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi, Valeria Zampardi, Chris Obehi, Gianni Gabbia
Collaboration artistique, costumes – Manuela Agnesini
Collaboration technique et artistique – Stéphane Chipeaux-Dardé
Musique de Gianni Gebbia & Joan Cambon
Création lumière d’Arno Veyrat
Décors, machinerie et accessoires de Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille
Régie générale de Thomas Dupeyron
Régie plateau de Mickaël Godbille & Thomas Dupeyron