Formé à l’École nationale supérieure d’art dramatique de Saint-Étienne, Abdelwaheb Sefsaf a conçu son identité artistique entre le théâtre et la musique. En pleine création de sa nouvelle pièce intitulée Kaldûn, l’actuel directeur du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, en poste depuis janvier 2023, évoque notamment ses projets pour ce CDN pluridisciplinaire.
© Christophe Raynaud de Lage
Pouvez-vous nous dire quelques mots à propos de Kaldûn ?
Abdelwaheb Sefsaf : C’est un projet qui est né il y a trois ans, à la lecture d’un bouquin qui s’appelle Kabyles du Pacifique de Mehdi Lallaoui, que j’avais un peu mis de côté pendant quelques années, jusqu’à ce que j’aide mon fils dans la rédaction d’un devoir sur Louise Michel. Alors je fais la connexion entre l’histoire de cette femme, de cette militante féministe avant l’heure et l’histoire de ces kabyles du Pacifique qui vont être déportés en Nouvelle-Calédonie.
En l’occurrence, je découvre qu’elle a été déportée après la Commune de Paris. Après avoir demandé la mort pour rejoindre ses camarades tués sur les barricades, elle va être condamnée au bagne à vie. Et c’est là que son sort va rejoindre celui des révoltés algériens, une révolte majeure à deux doigts de renverser le cours de l’histoire algérienne et qui va être matée dans le sang à l’instar la Commune. Le destin de ces deux révoltes va trouver un sort commun puisque la France va décider de se débarrasser de tout ce beau monde en les envoyant vers cette terre extrêmement lointaine. Et il y a en réalité une troisième révolte qui est la révolte kanak. Après l’arrivée de ces colons volontaires ou involontaires, l’écosystème kanak est évidemment extrêmement perturbé, parce qu’on a découvert une Calédonie qui était quand même déjà habitée par un peuple autochtone.
La musique tient une place essentielle dans votre approche artistique. Qu’est-ce qu’elle vous permet ici ?
Abdelwaheb Sefsaf : Elle me permet d’imaginer un horizon commun à ces trois révoltes. Associer l’histoire de la Commune au chant, c’est juste être dans une rigueur strictement historique, parce que les communards chantent absolument tout le temps. C’est inévitable, comme pour les Berbères. Ensuite, c’est une pure supposition, mais je me dis que le chant a probablement aidé à supporter cette longue traversée. Et puis il y a peut-être un syncrétisme qui est né à l’endroit de la musique, comme on le sait dans l’histoire des musiques. La créolisation des musiques est millénaire, et dans ce récit elle permet de raconter ça.
Vous dirigez le CDN de Sartrouville depuis janvier 2023. Cette double entrée dramaturgie / musique, vous la prenez en compte en tant que directeur ?
Abdelwaheb Sefsaf : Oui, parce que ce CDN a une particularité, c’est qu’il est pluridisciplinaire. Ça tient à l’histoire de ce lieu qui est d’abord une Scène nationale, puis un CDN de la jeunesse. Ces deux lieux ont fusionné et sont devenus un CDN qui conserve, via le festival Odyssées en Yvelines en particulier, une mission de création vers la jeunesse. À chaque édition du festival, ce sont six créations qu’on produit entièrement. Et le CDN conserve effectivement une couleur pluridisciplinaire qui, évidemment, m’a motivé dans ma candidature. Parce que je viens déjà assez spécifiquement de la musique et du théâtre, et j’ai toujours eu un grand amour pour la danse. Et même si je ne suis pas un spécialiste de la question, je suis très heureux de pouvoir élargir la programmation à la danse, au cirque, à la marionnette…
Outre la pluridisciplinarité, qu’est-ce qui vous a inspiré pour prendre cette place à Sartrouville ?
Abdelwaheb Sefsaf : C’est cet élément-là, ajouté à l’élément sociologique et géographique. Il se trouve que j’ai une passion pour l’histoire et que le département de Yvelines est extrêmement riche en histoire, en patrimoine et en termes de typologies de publics. On a un public très rural, c’est un département très vaste. Il y a aussi des endroits très urbanisés avec des quartiers au beau milieu ou aux abords des centres-villes. C’est le cas par exemple à Sartrouville, où le CDN est niché en plein cœur d’un quartier populaire, le quartier des Indes. Ce défi-là, de faire circuler toutes ces populations à l’intérieur d’un même lieu qui est un lieu de création, c’est un défi qui m’intéresse beaucoup.
Il y a un axe majeur dont on a parlé, qui est celui de la jeunesse. Comment on va toucher les générations écran avec du vivant ?
Abdelwaheb Sefsaf : Je crois, par les nouveaux récits. D’ailleurs, ce n’est pas vrai que pour la jeunesse, c’est vrai aussi pour le public qui ne va pas au théâtre. D’une manière générale, je crois qu’on va le chercher par les nouveaux récits. C’est pourquoi je me suis associé à quatre artistes, qui sont aussi des auteurs et des autrices. Parce que je crois que c’est très important que le théâtre, au sens large du terme, le lieu de représentation, soit à l’image de la société dans laquelle on vit. C’est vraiment fondamental. Si on veut un public diversifié, si on veut un public qui ressemble à la société dans laquelle on vit, c’est important que les récits intègrent cette diversité au sens très large du terme.
Qui sont ces quatre artistes associés ?
Abdelwaheb Sefsaf : Il y a Margaux Eskenazi qui crée Si Vénus savait, une petite forme qui va jouer dans les appartements, et on programme une pièce de son répertoire au cours de la saison. Il y a Odile Grosset-Grange qui va avoir une double actualité, un spectacle à la fois pour la saison et un autre pour le festival Odyssées spécifiquement. On a Mathurin Bolze, circassien, qui créera la saison prochaine un spectacle autour de la fragilité de notre monde. Il est allé en résidence au Pôle Nord pour appréhender ce monde qui se dérobe sous nos pas. Et puis Maurin Ollès, un jeune metteur en scène avec énormément de talent, beaucoup de pertinence, je trouve, dans les problématiques qu’il aborde et dans son écriture.
Pour nous, il y avait différents symboles à intégrer ces artistes-là. Tous les artistes que j’ai choisi d’associer à la programmation, je leur accorde une confiance absolue. Et quand je dis “on accueille un spectacle du répertoire”, c’est une revendication de l’ancien directeur de compagnie que je suis, de dire que le répertoire est aussi précieux que les créations. Soutenir une compagnie, c’est aussi la soutenir dans son histoire, son parcours.
Quels sont les autres grands axes que vous souhaitez développer ?
Abdelwaheb Sefsaf : La proximité. Pour moi, un théâtre populaire, c’est d’abord un théâtre de proximité. Ça veut dire être capable de travailler autant le champ du théâtre que le hors-champ du théâtre. Faire en sorte que ce lieu devienne véritablement un lieu de vie. On travaille à la notion d’hospitalité. C’est un théâtre qui doit être capable d’accueillir les artistes, au sens où ils doivent se sentir chez eux, tout simplement. Et évidemment, parce qu’on accueille du public, on aura peut-être plus de facilité à le faire venir si on a la capacité de lui donner véritablement le sentiment qu’il est chez lui. Mais ça veut dire aussi qu’il faut qu’on soit capable d’aller à sa rencontre.
Donc il y a plusieurs choses que je souhaite mettre en place. La première, j’en ai parlé, c’est le théâtre d’appartement. Je n’invente absolument pas le concept, ça existe déjà, mais je le reprends avec beaucoup d’enthousiasme parce que j’y crois. C’est vraiment travailler cette notion de proximité au sens physique du terme. Au sens de l’écriture, j’en ai parlé avec les nouveaux récits pour concerner les gens. Et on va essayer de fabriquer dans les deux ans à venir un objet que j’ai découvert pour la première fois à l’occasion d’une tournée en Guyane : le carbet. C’est une structure avec un toit et pas de mur. Dans la forêt amazonienne, on trouve des carbets un peu partout, accessibles à tous pour se protéger de la pluie et du soleil, mais pas des regards. C’est un objet totalement ouvert qu’on peut s’approprier. Donc un carbet à l’échelle d’un théâtre, je trouvais ça intéressant. Il faut que ça soit assez imposant pour donner envie d’aller voir et trouver la bonne dimension pour que ça soit montable absolument partout, avec cet objet qui aura pour finalité de nous mettre à l’abri de tout, sauf des regards.
Après bientôt un an à la tête du CDN de Sartrouville, est-ce que votre regard ou vos attentes ont changé ?
Abdelwaheb Sefsaf : J’espère ne pas avoir été, pour l’instant, trop transformé par la fonction. J’espère garder une fraîcheur à l’endroit des compagnies. Parce qu’il faut qu’on pense absolument à garder ces maisons poreuses. Ce ne sont pas des forteresses, il faut qu’on reste ouvert aux compagnies, à leurs problématiques. On doit être un véritable soutien. Le fait d’avoir des compagnies associées, de ne pas monopoliser les moyens qui sont mis à la disposition, je trouve que c’est vraiment très important. Évidemment, c’est une confiance qui nous est faite par le ministère et il ne faut pas trahir cette confiance. Ce sont des moyens qui nous sont donnés, mais dont on est juste les relais. Après, on est aussi choisi pour notre qualité d’artiste, il faut aussi qu’on n’ait pas de complexe à prendre notre place à l’intérieur de ce ballet-là. Mais il ne faut pas monopoliser.
L’année prochaine, je ne crée pas pour ces raisons-là, je laisserai la place aux autres artistes. Donc j’espère ne pas avoir été trop contaminé pour l’instant, même si la charge est lourde. Je pense que c’est peut-être aussi ce qui fait que le ministère a de plus en plus de mal à motiver les candidatures. Il faut dire les choses comme elles sont : oui, la charge est lourde.
C’est une chose à laquelle vous avez pu vous préparer ?
Abdelwaheb Sefsaf : J’ai eu la chance de diriger un théâtre municipal, c’est vrai que c’est une expérience. J’avais un budget, un théâtre, quinze permanents, la problématique de la programmation… Je savais ce que ça voulait dire, “diriger un théâtre”. Je n’étais pas à la rue, mais là, c’est beaucoup plus de permanents, de budget, de responsabilités. Et puis les CDN ont une mission nationale. Ça veut dire représenter un peu la culture française, avec un cahier des charges de rayonnement régional, national et international. Donc il faut intégrer cette petite idée qu’on vous a fait confiance aussi à cet endroit-là, d’où l’importance d’être pertinent dans le choix des artistes associés. Il faut considérer qu’ils sont à l’image de ce que représente la culture française aujourd’hui. Donc oui, il y a des enjeux. Ces théâtres-là sont fondamentalement des lieux de création et des lieux de décentralisation. Ça veut dire beaucoup.
Propos recueillis par Peter Avondo
Kaldûn d’Abdelwaheb Sefsaf
Théâtre de Sartrouville-CDN
Création le 19 octobre au Théâtre Molière, Scène nationale de Sète Archipel de Thau
Tournée
14 au 17 novembre à La Comédie de Saint-Étienne–CDN
23 au 26 novembre 2023 au Théâtre des Quartiers d’Ivry CDN du Val de Marne
29 novembre au 2 décembre 2023 au Théâtre de Sartrouville–CDN
7 décembre au Sémaphore de Cébazat
13 au 17 février 2024 aux Célestins, Théâtre de Lyon
14 mars à Le Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan