Au Manège – Scène nationale frontalière de Maubeuge, Maëlle Dequiedt et Simon-Pierre Bestion portent, pour la première fois, au plateau le Stabat Mater de Domenico Scarlatti. Baroque à l’état pur, l’œuvre, dépoussiérée de sa forme liturgique, touche au cœur, à l’âme. Un bijou de l’art lyrique et scénique à déguster au plus vite !
Maëlle Dequiedt © AlexisVettoretti et Simon-Pierre Bestion © Hubert Caldagues
Quelle a été la genèse de ce Stabat Mater ?
Maëlle Dequiedt : J’étais en discussion avec Les Bouffes du Nord pour un projet. Nous avions évoqué différents titres. J’avais eu des expériences à l’opéra, notamment lorsque j’avais été metteuse en scène en résidence à l’Académie de l’Opéra de Paris. J’avais envie de partir de la musique, d’une pièce pour laquelle je ne devrais pas m’astreindre à suivre un livret. J’aimais l’idée d’un Stabat Mater, mais lequel choisir ? Olivier Mantei m’a proposé de rencontrer Simon-Pierre (Bestion) parce qu’il disait qu’il avait une démarche très libre qui pouvait correspondre à la mienne. (Et c’était vrai.) Lorsque nous nous sommes rencontrés, j’ai évoqué Pergolèse et je me souviens qu’il m’a répondu : “Attends, j’ai mieux…”
Simon-Pierre Bestion : J’étais moi aussi en contact avec les Bouffes du Nord avec qui nous dialoguions depuis quelque temps pour imaginer un projet ensemble. Lorsque Maëlle a évoqué l’idée de mettre en scène un Stabat Mater, j’ai tout de suite pensé à celui de Scarlatti que j’avais découvert à l’époque où j’étais chef-assistant et claveciniste d’un ensemble baroque. C’est une œuvre méconnue, une perle rare de la musique baroque, un ouvrage inouï écrit pour 10 voix a cappella…
Qu’est-ce qui vous a plu dans la musique de Domenico Scarlatti ?
Simon-Pierre Bestion : D’abord cette polyphonie : c’est une œuvre collective alors que bien des ouvrages baroques mettent en avant des individualités à travers les solistes. Maëlle m’avait dit qu’elle aimait raconter des communautés au plateau, et c’est effectivement ce qui transparaissait dans les spectacles que j’avais vus d’elle – I Wish I Was, qui racontait l’histoire d’un groupe de musique amateur partant donner un concert dans le Nord, et La Stratégie du choc, qui montrait comment un groupe de jeunes d’aujourd’hui peut s’emparer de la réflexion politique de Naomi Klein…
Maëlle Dequiedt : Pour le spectacle, Simon-Pierre a écrit une adaptation très personnelle qui associe aux timbres des chanteurs des instruments d’origines et d’époques très diverses. Mais il a conservé cette choralité qui fait l’essence même de l’œuvre : elle fait écho à la communauté formée par les comédiens et les musiciens que nous représentons au plateau.
Simon-Pierre Bestion : À vrai dire, ce Stabat Mater est une merveille de composition : Scarlatti opère une rare synthèse entre perfection mélodique et richesse du contrepoint. Du reste, l’œuvre ne ressemble en rien aux canons esthétiques de l’époque. Je peux dire quelques mots du contexte de la création qui – entre autres choses – nous a inspirés pour le spectacle. Scarlatti occupait l’emploi de maître de chapelle à Rome et il est probable que le Vatican lui ait commandé ce Stabat Mater pour la basilique Saint-Pierre. Il faut savoir que, dans le paysage musical italien, Rome a toujours été une ville à part, du fait de la présence des papes. À l’époque de Scarlatti, la musique sacrée semble y être placée sous une chape de plomb esthétique, dont la figure emblématique est la musique de Palestrina, l’illustre compositeur de la Contre-Réforme. Or, le Stabat Mater s’écarte de la règle : il y a dans cette œuvre un rapport direct à l’émotion et à la sensualité…
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous emparer de cette œuvre jamais montée ?
Maëlle Dequiedt : Il est difficile de connaître les raisons intuitives qui nous poussent vers une œuvre. Mais ce dont nous parlons avec Simon-Pierre, cette tension entre le désir exprimé par l’œuvre et la chape de plomb mortifère que l’on essaie de lui imposer, nous la ressentons à l’écoute de cette musique. L’œuvre est née dans un contexte où la théâtralité n’avait guère droit de cité : le pape régnant – Clément XI – nourrissait une certaine aversion pour les manifestations scéniques. Quelques années plus tôt, il avait profité d’un tremblement de terre qui avait touché l’Italie pour faire fermer les théâtres de la ville, prétextant rendre grâce à la Vierge d’avoir épargné Rome… Nous sentions qu’à l’intérieur de ce Stabat Mater, il y avait une théâtralité intérieure, “interdite”, qui ne demandait qu’à éclater sur scène…
Comment avez-vous travaillé musique et mise en scène ?
Simon-Pierre Bestion : En tant que chef, je considère que la musique que je reçois des compositeurs ne m’appartient pas. Je dois la transmettre aux interprètes pour qu’ils s’en emparent et la fassent évoluer à leur tour. C’est pourquoi une grande partie de la musique a été composée en situation, au plateau, en répétition, lors de laboratoires et autres workshops échelonnés au cours de l’année qui précédait la période finale de création. Le choix des interprètes – comédiens et musiciens – était essentiel. Nous les avons choisis ensemble.
Maëlle Dequiedt : Oui, ces comédiens, ces musiciens sont formidables. Impossible de concevoir le projet sans eux. C’était un travail au long cours. Nous avons très tôt organisé des laboratoires qui réunissaient comédiens et musiciens. Nous voulions que l’adaptation de Simon-Pierre s’écrive au plateau, afin de suivre étroitement l’évolution dramaturgique du projet. Du reste, outre les improvisations et les traversées, nous avons fait ce que nous faisons toujours : écouter et réécouter la musique, parler, échanger des références de films, de textes, des histoires personnelles… L’enjeu était que nous puissions tisser des liens intimes avec l’œuvre…
À l’issue de ces périodes de workshop, comment le spectacle s’est-il construit ?
Maëlle Dequiedt : Le spectacle hybride se présente comme une suite de tableaux qui traversent les siècles, depuis l’époque de Scarlatti jusqu’à nos jours. Le point de départ, c’est l’exécution de l’œuvre dans l’adaptation qu’en a réalisée Simon-Pierre. C’est comme un contrat passé avec le public : 4 comédien·nes et 10 musicien·nes se présentent devant vous et vont performer ce Stabat Mater. Partant de là, nous laissons la musique générer des gestes, des images, des paroles, des fictions éphémères. Il y a aussi des fils plus secrets, comme des strates que l’on creuserait à travers les âges. Ce Stabat Mater est comme une pierre que nous arracherions à la terre et qui grossirait au fur et à mesure que le sable s’en retire.
Quel a été votre angle d’attaque pour gommer le côté sacré de l’œuvre et la rendre plus universelle ?
Maëlle Dequiedt : Dans notre processus de création, nous avons décapé l’œuvre de sa fonction religieuse. Pour autant, je ne crois pas que nous ayons gommé son aspect “sacré”. Il faudrait s’entendre sur ce que signifie ce mot. Les religions n’ont pas l’apanage du sacré. Si l’on entend “sacré” dans son sens anthropologique, “rendre sacré”, c’est soustraire des objets à leur régime commun. Alors le théâtre est sacré par essence : car l’image qui est représentée sur scène, sous nos yeux, n’est jamais tout à fait ce qu’elle prétend être…
Simon-Pierre Bestion : Ce qui est sûr, c’est que nous avons souhaité aborder l’œuvre de manière libre, païenne, sans cette “terreur sacrée” que certains semblent associer à toute démarche d’interprétation dès lors qu’il s’agit d’œuvres de répertoire…
Maëlle Dequiedt : Dès le départ, nous avons considéré le texte en latin – ce poème médiéval de Jacopone da Todi sur lequel est composé le Stabat Mater – comme un texte-paysage. Nous dialoguons avec son imaginaire sans représenter au plateau la Vierge face à la croix, parce que la musique est traversée par bien d’autres images.
Simon-Pierre Bestion : La musique est volatile : elle échappe toujours à son texte, à son époque, à celui-là même qui l’a composée… La désacralisation passe également par l’adaptation. Scarlatti a connu de nombreuses influences au cours de sa vie. Il a traversé plusieurs pays et plusieurs cultures. Il a vécu à Naples qui est une ville très cosmopolite. Ce métissage est flagrant quand on écoute ses sonates… Je voulais libérer ces énergies qui sont contenues dans la musique à l’état latent
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Stabat Mater de Domenico Scarlatti
Première
Le Manège – Scène nationale transfrontalière de Maubeuge
Rue de la Croix – CS 10105
59602 Maubeuge Cedex
Le 28 septembre à 20h
Durée 2h00
Tournée
le 6 octobre 2023 à l’Opéra de Reims
du 12 au 28 octobre 2023 au Théâtre des Bouffes du Nord – Paris
le 1er décembre 2023 à la Maison de la Culture d’Amiens
les 12 et 13 avril 2024 à l’Opéra de Lille
Mise en scène de Maëlle Dequiedt
Direction musicale de Simon-Pierre Bestion – La Tempête
Dramaturgie de Simon Hatab
Scénographie d’Heidi Folliet
Costumes de Solène Fourt assistée de Salomé Vanderdrissche
Lumières d’Auréliane Pazzaglia
Chorégraphie d’Olga Dukhovnaya
Régie générale et plateau – Jori Desq
Son de Mateo Esnault
Avec Youssouf Abi-Ayad, Emilie Incerti Formentini, Frédéric Leidgens et Maud Pougeoise
Soprano – Annabelle Bayet
Ténor, comédien et percussions – Guy-Loup Boisneau
Basse profonde et accordéon – Jean-Christophe Brizard
Mezzo-soprano, comédienne et danseuse – Myriam Jarmache
Soprano, flûte traversière et charengo – Lia Naviliat-Cuncic
Clarinette et clarinette basse – Matteo Pastorino
Baryton et piano – René Ramos-Premier
Mezzo-soprano et violoncelle – Hélène Richaud
Bugle et tuba – Abel Rohrbach
Ténor, flûtes et piano – Vivien Simon