Dans cette création collective, lauréate du prix du jury au dernier festival Impatience, Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche imaginent une archive du présent dans une pièce drôle et mélancolique.
©Mohamed Charara
Peu d’éléments suffisent à donner corps à la science-fiction minimaliste du Beau Monde : des vêtements d’aujourd’hui, mais retournés, toutes poches dehors ; des hauts-parleurs sur pied posés tête à l’envers, comme si on n’avait gardé de leur usage qu’un souvenir imprécis. Au Centquatre après la Collection Lambert d’Avignon, face à des gradins en demi-cercle, le plateau est à peine habillé, sinon de quelques pierres blanches à même le sol, comme si le théâtre du futur devait se penser dans un dépouillement extrême, avec ledit effondrement comme arrière-plan imaginaire.
Mais il ne s’agit même pas de théâtre, là, puisque de celui-ci, le monde du futur n’aura gardé là aussi rien de plus qu’une idée vague. Sur scène, les descendants du XXIe siècle rejouent pour la énième fois un rituel réitéré tous les soixante ans, archive vivante faite de quarante-sept « fragments », descriptions-vestiges de la vie quotidienne telle qu’elle est vécue à notre époque. Un baiser, la prise de la Bastille, danser en boîte, regarder un match de foot, le droit de propriété : chaque morceau choisi donne lieu à un rejeu face public, et tout se joue dans le décalage entre notre connaissance des choses, et celle, altérée, de nos alter ego du futur.
Un vague souvenir de l’amour
L’application hébétée et empesée des trois maîtres de cérémonie dans l’exécution de mécaniques qui, d’habitude, s’élèvent à peine à notre conscience constitue un ressort comique implacable, bien qu’élémentaire. Mais cette compréhension imparfaite se redouble d’un vertige mélancolique, voire tragique, dans la mise à exécution d’un effacement inexorable de ce qui fait la texture de nos existences. L’imaginaire froid, blanc, aseptisé du monde à venir, s’il apparaît souvent comme une convention dans le genre science-fictionnel, n’a en réalité rien d’une fatalité ou même d’une logique déduction historique, c’est une construction. Ici, l’incapacité des interprètes du futur à ne pas sous-performer les sentiments de joie, d’exaltation ou d’amour dessine un avenir vidé d’affects et de chair, même si le frisson du désir rejaillit dans un jeu de suggestions à la fois drôle et attendrissant.
Les interprètes deviennent ainsi les fantômes de nous-mêmes. La mélancolie point, mais elle ne plombe pas la pièce, rattrapée par la complicité apparente des trois interprètes — Rémi Fortin, Arthur Amard et Blanche Ripoche — qui vient réchauffer cette projection spectrale. Jailli de l’esprit du premier, mais construit collectivement au plateau avec Simon Gauchet comme regard extérieur et scénographe, le spectacle dit encore davantage du présent du théâtre que de l’avenir qu’il anticipe. Et comme toute pièce profondément inscrite dans son temps, elle renvoie à d’autres gestes — on pense ici aux expérimentations scéniques de Julien Prévieux ou d’Adeline Rosenstein, l’ambition science-fictionnelle en supplément. Si la stricte tenue à son idée de départ finit par un peu contraindre la liberté dont le trio semble capable de se saisir, cette pièce chorégraphique et performative pose les jalons d’une œuvre dont la suite, déjà en gestation, méritera très certainement notre attention.
Samuel Gleyze-Esteban
Le Beau Monde d’Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche
Le Centquatre-Paris
5 rue Curial, 75019 Paris
Du 12 au 23 septembre 2023
Durée 1h15
Tournée
Du 2 au 6 novembre : MAIF social club – Paris
Du 13 au 18 février : Le Trident – scène nationale de Cherbourg
Du 28 février au 2 mars : Scène Nationale de Sénart – tournée en décentralisation
Le 5 mars : Théâtre Châtillon Clamart
Les 26 et 27 mars : Théâtre Jean Vilar – Montpellier
Le 5 avril : Théâtre Louis Aragon – Tremblay en France
Du 3 au 5 mai : Scène Nationale de Sénart
Création collective d’Arthur Amard, Rémi Fortin, Blanche Ripoche et Simon Gauchet
Sur une idée originale de Rémi Fortin
Regard extérieur et scénographie Simon Gauchet
Assistanat à la mise en scène Thaïs Salmon-Goulet
Musique Arthur Amard
Accompagnement technique et régie générale Michel Bertrand
Construction du gradin Guénolé Jézéquel
Céramiste Elize Ducange
Regard costumes Léa Gadbois-Lamer
Avec Arthur Amard, Rémi Fortin, Blanche Ripoche