À l’Athénée, salle Christian Bérard, le duo Liora Jaccottet-Pascal Cesari revient, un an après Oh Johnny, avec une pièce en forme d’enquête intime sur les traces d’un grand-oncle peut-être mort du sida. Émouvant, drôle et finement incarné, La Nuit des temps contraste les tonalités avec beaucoup d’intelligence.
©India Lange
Au début de La Nuit des temps, les lumières doivent s’éteindre pour laisser passer le faisceau d’un projecteur. Il diffusera les images d’un film documentaire inaugurant, dans la petite salle de l’Athénée, un cycle du genre « cinéma au théâtre » que Pascal Cesari, en caricature géniale de l’animateur over-précautionneux mais pas particulièrement bon à son job, doit introduire. Mais voilà : le générique se lance, singerie exacte du début d’un documentaire auteuriste, et s’arrête soudainement. Le projecteur explose au gré d’un effet pyrotechnique inattendu dans cet archétype de théâtre bout-de-ficelle. Et celui qui semble sans cesse s’excuser d’être doit, soudain, remplir le vide.
On ne sait pas vraiment qui était Jean-Marie Cesari. La famille n’en parle pas, ou peu. On sait qu’il était gentil. On sait qu’il est mort célibataire, d’une maladie dont on a dit qu’elle était un cancer. Mais le mystère qui plane sur lui ressemble fort à l’écran de fumée qui cache l’homosexualité et le sida là où il est impossible de les dire. En l’occurence, ce lieu est la Corse, dans un arrière-pays où l’on se raconte encore des histoires à voix haute, avec un accent que le conteur, sur scène, se laisse aller à imiter grossièrement.
Des trous dans la représentation
De là, deux images manquantes trouent La Nuit des temps. D’abord celle de Jean-Marie, en tout cas une image qui serait vraie, la seule photo qu’en possède Pascal suscitant en lui une obsession maniaque du fait, justement, de ce qu’elle dérobe au regard, de ce qu’elle ne montre pas — on ne la verra d’ailleurs jamais. Puis la deuxième, celle du film au visionnage impossible, dont l’absence à l’écran donne naissance au récit oral et, avec lui, au jeu.
Dans cette imbrication de vides à remplir, la prise de parole de Pascal se configure à la fois comme une mise à nu et un rhabillage : en prenant le plateau, celui qui devait rester littéralement dans l’ombre s’expose à un regard sans médiation au moment même de l’actuation de sa fragile quête intime. Et en même temps, c’est le costume mémoriel d’un ancêtre dont l’histoire a possiblement été effacée par la loi injuste de l’aliénation sociale qui est endossé, tel qu’aura su l’imager cette scène émouvante où Pascal raconte un pas de deux romantique en boîte de nuit avec un inconnu rencontré quelques heures avant. La manche d’une veste enfilée à moitié suffit à figurer le bras de l’amant d’un soir venant caresser le visage de l’autre. Quelques instants plus tôt, par contamination des destins, c’était un peu de Jean-Marie qui se dessinait dans la silhouette de l’anonyme quand le raconteur le saisissait au bord d’une route dans le noir de la nuit, la rencontre disant alors aussi la tendresse et la fascination inavouées de ce dernier pour ce fantôme familial.
Ceux passés avant soi
La Nuit des temps tient sur un point d’équilibre tonal que l’on devine naître du croisement entre une intimité à l’œuvre (l’interprète se raconte en son nom, joue son propre rôle) et un regard extérieur, de biais (c’est Liora Jaccottet qui dirige). Ce quasi-porte-à-faux se réplique dans la façon dont jaillit l’émotion de l’intérieur d’un dispositif né d’un gag (le projo qui pète en live) et somme tout très « in your face ». Il se réplique aussi dans le captivant paradoxe qu’est Pascal Cesari sur scène, joignant l’ironie à la fragilité subrepticement, comme dans les métamorphoses d’une image lenticulaire. L’incertitude existe parce que la quête est à la fois sublime et ridicule. S’il ne trouve rien d’autre que lui-même dans son chemin vers le grand-oncle, le protagoniste n’en accomplit pas moins un fatum homosexuel : porter ou croire qu’il porte sur son dos la mémoire de tous ceux qui, passés avant lui, lui ressemblaient étrangement.
Samuel Gleyze-Esteban
La Nuit des temps de Liora Jaccottet et Pascal Cesari
Athénée – Théâtre Louis Jouvet
2-4 square de l’Opéra Louis-Jouvet, 75009 Paris
Du 20 au 30 septembre 2023
Durée 1h
Écriture et conception Liora Jaccottet, Pascal Cesari
Mise en scène Liora Jaccottet
Scénographie et lumières Manon Vergotte
Création sonore Mathieu Ducarre
Création vidéo Mario Houlès
Avec Pascal Cesari