À l’occasion de la reprise au théâtre de l’Atelier d’Il n’y a pas de Ajar, excellent spectacle mis en scène et interprété par la non moins brillante Johanna Nizard, l’écrivaine et rabbin Delphine Horvilleur répond à nos questions. Rencontre passionnante avec une femme qui l’est tout autant.
©Alexandre Isard
Pourquoi avoir choisi la forme théâtrale pour ce texte ?
Delphine Horvilleur : J’ai vraiment écrit ce texte pour qu’il soit lu ou joué en public. Il était important pour moi de l’écrire dans l’idée qu’il soit interprété. Dans un autre sens du terme, l’interprétation des textes est au cœur de mon métier de rabbin. Ce que la conscience du lecteur fait d’un écrit, même sacré, est toujours plus grande que l’intention de l’auteur. L’interprétation des textes sacrés, c’est ça. Et je trouve qu’au théâtre, il y a quelque chose qui résonne avec cette idée. Quand un texte est joué, assez vite, on comprend finalement que le metteur en scène et l’acteur sont plus grands que la simple intention de l’auteur. Ce qui m’intéressait, c’était de voir où Il n’y a pas de Ajar pouvait être emmené. Et je n’ai pas été déçue. Le travail que Johanna Nizard et Arnaud Aldigé ont réalisé avec ce texte fait que très vite j’ai compris qu’il ne m’appartenait pas, qu’il ne m’appartenait plus. il s’était émancipé de moi, il était plus grand que moi. Le théâtre, tout comme la fiction, permet une liberté que je n’ai pas lorsque j’écris un essai. Certes c’est un texte écrit par un rabbin, mais ce n’est pas un texte de rabbin, ni un texte de théologie ou de philosophie. Cela me permettait d’inventer un personnage qui a quelque chose à voir avec moi, mais qui n’est pas moi. Qui est beaucoup plus culotté, en colère, exaspéré et, j’espère, plus exaspérant que je ne le suis.
Pourquoi avoir choisi Romain Gary pour aborder le thème de l’identité ?
Delphine Horvilleur : J’ai une passion pour Gary depuis toujours. Je l’ai découvert à travers La vie devant soi, une œuvre signée sous le nom d’Ajar, lorsque j’étais ado. Et c’est un auteur qui a beaucoup hanté ma bibliothèque. J’y revenais toujours. J’ai une conviction assez forte — et peut-être exagérée, mais cela n’est pas grave — que Romain Gary détient une clé pour notre époque. Il s’est suicidé il y a quarante-trois ans maintenant. Face à l’obsession identitaire mortifère que l’on vit aujourd’hui, qui vient à la fois du monde religieux et politique et d’un certain activisme social, je crois que tous ces obsédés de l’identité qui nous entourent feraient bien de relire la sagesse garyenne. C’est-à-dire la sagesse d’un homme qui n’a cessé de se réinventer et qui tout au long de sa vie a dit : « Je ne suis pas celui que vous croyez et je ne suis même pas celui que je crois ».
Romain Gary n’est d’ailleurs pas son nom puisqu’il est né Kacew et ensuite il a écrit non pas sous un pseudo, mais sous plusieurs. Il a été résistant, diplomate, pilote d’avion, fils à maman, époux de star hollywoodienne et mille choses encore. Rien ne finit de le définir. Je trouve que c’est une vraie leçon de sortie d’enfermement identitaire. Il nous dit, libre à toi d’être encore autre chose et de considérer que ton identité est un travail en progrès, un work in progress. Je fais une petite parenthèse, mais c’est pour ça que je suis très sensible à l’idée que la pièce arrive au théâtre de l’Atelier, parce que le mot atelier, en français, suggère un travail en progrès. Quand on est dans un atelier, on est encore en train de fabriquer. Je trouve que cela serait pas mal, et même assez salutaire dans notre société, que des gens perçoivent leur identité comme s’ils étaient dans un atelier. C’est-à-dire comme n’étant pas défini par leur naissance, leur croyance et leur ancrage. C’est une question éminemment politique. Cette rentrée commence avec la question des vêtements, de l’abaya, de la laïcité, de qu’est-ce que l’on peut faire dans les écoles, etc. Mais en fait c’est toujours la même question. Comment fait-on grandir des gens pour qu’ils considèrent, excusez le mauvais jeu de mots, que l’habit ne fait pas le moine ? Qu’on ait la possibilité de ne pas être que ce qu’on porte. Finalement, c’est la promesse de la laïcité de dire : soit plus grand que ta naissance, émancipe-toi de la contrainte de tes encrages.
Comment s’est faite votre rencontre avec la comédienne Johanna Nizard ?
Delphine Horvilleur : Grâce à une amie commune. Je me souviens que le jour où je l’ai rencontrée, elle m’a dit, avec tout l’humour qui la caractérise : « J’aimerais bien un jour jouer toi ! » Elle lisait mes conférences, mes livres, etc. Quand j’ai écrit ce texte, au départ, j’étais assez persuadée qu’un homme le jouerait. C’était évidemment la première évidence, puis que le personnage s’appelle Abraham et que c’est un garçon. J’en ai beaucoup parlé avec Stéphane Freiss, qui jouait alors La promesse de l’aube au Poche Montparnasse. On a beaucoup discuté de la place de Gary dans nos vies. Et puis tout à coup, le fait que cela devait être joué par une femme s’est imposé comme une évidence. Justement au nom de ce refus de l’assignation identitaire, je me suis dit que cela serait beaucoup plus fort qu’une femme joue le rôle. Cela a été comme une révélation, mon Sinaï, que c’était Johanna qui devait jouer ce personnage. Pour plein de raisons, mais notamment parce que je pense qu’il y a très peu de comédiennes, voire aucune, qui soient capables comme elle d’investir autant le féminin que le masculin. Elle a une capacité par son corps et par sa voix à habiter des registres d’ultraféminité et à basculer, une seconde plus tard, dans une virilité troublante. C’était parfait pour ce rôle, qui d’une certaine manière et celui d’un personnage en mutation.
Quand elle vous a présenté le résultat, très audacieux, original, quelle a été votre réaction ?
Delphine Horvilleur : Je suis tombée des nues, en fait ! Volontairement, je n’avais pas voulu suivre l’évolution au plateau. Lorsque je l’ai découvert à la générale, j’ai été totalement bluffée parce que la surprise a été extraordinaire. Je me suis tout de suite dit : ce n’est pas moi qui ai écrit ça ! Alors que presque mot pour mot, c’est mon livre. Ils n’ont coupé que quelques passages, mais ils n’ont rien changé. C’est vraiment très fidèle au texte.
Les idées de mise en scène et les émotions qu’ils explorent ne sont pas du tout celles dans lesquelles j’ai écrit mon texte. Ils poussent le personnage très loin dans sa colère, sa rage, sa folie. Il en sort un produit beaucoup plus grand que ce que j’avais en tête. C’est ça, pour moi, la magie du théâtre. Ça dépossède l’auteur pour le meilleur et pour le pire. Et dans ce cas-là, cela a été pour le meilleur.
Dans le texte vous dites que l’on est aussi construit par nos lectures. L’art étant nécessaire, le succès du spectacle est réconfortant…
Delphine Horvilleur : L’accueil du public m’a bouleversé. Effectivement, le succès est venu assez vite. Cela a commencé aux Plateaux Sauvages, puis tourné dans plein d’endroits, pour arriver ensuite au Rond-Point et atterrir maintenant à l’Atelier. J’ai été également bouleversée de voir que cela déclenchait des réactions très fortes. La mise en scène ne laisse pas les gens insensibles. Ils ont réussi à créer un univers de métamorphoses qui, à mon sens, a un effet salutaire, presque politique. Et ce n’est pas un petit mot : il était important pour moi qu’il y ait dans cette pièce un message politique fort pour la période que l’on vit aujourd’hui. Les questions d’appropriation culturelle, de transidentité, tous ces sujets qui nous habitent et qui vont nous hanter dans les années à venir sont portés en filigrane par Gary et donc par ce qu’ils en ont fait.
Propos recueillis par Marie-Céline
Il n’y a pas de Ajar de Delphine Horvilleur
Théâtre de l’Atelier
1 place Charles Dullin
75018 Paris.
Du 1er septembre au 1er octobre 2023.
Les vendredis et samedis à 19h, les dimanches à 16h, relâche les 8, 9 et 10 sept.
Durée 1h15.