Début septembre, la compagnie Le K, menée par Simon Falguières, accueillait le public pour la deuxième édition de son festival. À l’image des créations de la compagnie, ce week-end de théâtre s’offre comme une utopie en construction.
Le Rameau d’Or au Festival du Moulin de l’Hydre ©Yacine Bayan
Il y a les crêpes, le camping et un bar en bois calqué sur celui posé par Alain Lagarde dans le hall des Amandiers. À Saint-Pierre d’Entremont, perdu entre deux départementales de l’Orne, il faut faire confiance à des routes semblant ne mener nulle part pour trouver le Moulin de l’Hydre, mais le lieu, orné de toutes parts de guirlandes lumineuses, reçoit son public avec un sens certain de l’accueil. Et même si vient le déluge juste au moment où la première pièce du programme, L’errance est notre vie, s’apprête à commencer, pas grave. Le public grimpe à l’étage du moulin en réfection, tandis que la centaine de bénévoles et d’artistes sont à l’œuvre, des cuisines aux gradins, et s’affairent à servir un dîner anticipé en attendant que la pluie s’arrête.
Un toit et des planches
Depuis la présentation retentissante du Nid de Cendres à Avignon en 2022, le lieu où s’est installé la compagnie Le K attire l’attention. On entendait parler du moulin comme d’une sorte d’utopie théâtrale, où la troupe menée par Simon Falguières était en train, depuis 2021, de se fabriquer un endroit où vivre et travailler. Il était donc temps d’aller voir par nous-mêmes ce qui se passait dans cette ancienne filature alimentée par le Noireau. Ça tombe bien : en ces premiers jours de septembre, la deuxième édition du festival maison nous ouvrait grand les bras du vendredi après-midi au samedi soir.
Six pièces, dont trois signées par Falguières lui-même (lequel brise la glace en faisant glisser une boutade sur cette auto-programmation au superbe Dionysos du Rameau d’Or, incarné par le généreux et très drôle Théo Delezenne), ainsi qu’un concert et une soirée le samedi. D’abord et surtout du théâtre, donc, dans ce que le moulin, écrin à ciel ouvert, possède d’aura : le grand mur de deux étages qui délimite l’arrière de la grande scène lui donne des airs de petite cour d’honneur normande, tandis que l’allée principale, qui descend depuis le portail d’entrée, offre un espace de représentation modulable entre le lierre et la pierre, et la rivière en fond. On avait beau avoir suivi en pointillés, depuis un an, le travail prolixe de la compagnie, il restait à voir ce que deviendraient Morphé, L’Errance est notre vie et, donc, ce Rameau écrit pour les élèves du Cnsad, une fois joués à domicile. Et découvrir, aussi, comment les trois compagnies invitées s’inscriraient dans la programmation.
Raconter des histoires
On s’en rend vite compte : les deux jours d’immersion dans la campagne normande, sans une barre de réseau téléphonique, seront un voyage dans le récit, c’est-à-dire ici la narration mise en scène et en jeu, ainsi que l’aime Falguières. Dans la pièce du Conservatoire comme dans L’Errance, adaptation ultra-condensée des dix heures du Nid, cette fois pour les comédiens en formation de la Belle Troupe des Amandiers, les histoires de reines et de soldats se télescopent à la mise en scène du groupe qui raconte, qu’il s’agisse de dieux grecs réunis autour de canards à l’orange ou d’une troupe de théâtre bridée par un metteur en scène qui ne cesse d’abréger sous prétexte que le contrat, c’est le contrat. Plus étonnant, dans Morphé comme dans Lalalangue de la géniale Frédérique Voruz et Isadora comme elle est belle et quand elle se promène de Milena Csergo, c’est le même cadre de l’acteur seul sur scène qui donne lieu à autant de narrations autour d’un même sujet : le rapport de l’enfant à sa mère.
Alors que l’Isadora en fuite de Csergo ou le rêveur des Nuits blanches de Dostoïevski mis en scène par Mathias Zakhar, présenté le vendredi soir en bifrontal le long de l’allée principale (et dont nous avions découvert une première version à la Maison Maria Casarès), s’évadent ou rêvent d’autres mondes, le rendez-vous du Moulin de l’Hydre donne ainsi son sens à ce principe utopique. Au risque, parfois, d’apparaître comme un festival coupé du monde, décorellé, à quelques exceptions près, des questions politiques qui traversent la société comme des secousses formelles et thématiques qui agitent le théâtre contemporain. Mais cette capacité à marcher droit sans se laisser orienter par le sens du vent est aussi la force de la galaxie qui gravite autour de Simon Falguières, coûte que coûte, la veine obstinée creusée par les œuvres du K débouchant sur de vrais coups d’éclat. Ainsi des trois heures riches du Rameau d’Or que l’on redécouvre avec un plaisir inchangé : l’auteur y manifeste tout son talent de dialoguiste et sa mise en scène est une cascade d’idées éclairées et poétiques.
Le moulin entier est un théâtre
Entre deux représentations, le public plutôt jeune et branché se balade, bière locale à la main, autour de l’ancien moulin en cours de reconversion à la fois en lieu de vie, en atelier et en espace de travail. Il y a du monde, sept cent entrées en tout, mais l’ambiance reste intimiste. Avant les pièces, Louis de Villers lit les mots écrits par les participants d’un atelier mené par la compagnie dans l’hôpital de jour de Flers, la ville voisine. Pendant les pièces, on voit souvent, sur les côtés, les comédiens se préparant à entrer en scène, de même qu’on entrevoit les régisseurs tirant les ficelles du décor vivant dans Morphé. Il y a un autre spectacle à voir au Moulin de l’Hydre, celui du théâtre en train de se faire, et celui-ci est à peu près aussi huilé que la mise en scène du Nid de Cendres.
Le chantier n’est pas des moindres, soutenu par des fonds européens et étatiques pour la construction et la Drac pour l’animation — festival, ateliers et accueils en résidence — en plus de fonds personnels et de mécénat. En tout, une centaine de forces vives sont mobilisées sur le temps du festival. Dans le public, un bon nombre de fidèles de la compagnie venus d’ailleurs s’ajoutent aux spectateurs du coin, majoritaires. Tout cela concourt à la réussite d’un festival à prix libre, où beaucoup de cœur est mis à l’ouvrage.
L’année prochaine, la manifestation devrait prendre de l’ampleur. D’ici là, le moulin n’est pas en reste côté projets : poursuite des ateliers ouverts au public, accueil en résidence de la compagnie ornaise La Vallée de l’Egrenne, fête d’inauguration en mai et, bien sûr, poursuite du chantier jusqu’en 2027. En attendant, à Saint-Pierre d’Entremont, les comédiens jouent, souvent très bien, les spectateurs bruissent. Et l’équipe de Falguières, dont on apprend sans surprise mais avec joie qu’il s’intéresse à Kafka pour sa prochaine création, parvient à faire que les rêves défendus dans les pièces se reflètent dans chaque fenêtre de ce singulier moulin.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Saint-Pierre d’Entremont
Festival du Moulin de l’Hydre
Les Vaux, 61800 Saint-Pierre d’Entremont
Les 1 et 2 septembre 2023
Tournée de Morphé :
Du 19 octobre au 5 novembre 2023 Théâtre Paris Villette
Le 22 mars 2024 Théâtre du Château d’Eau – Scène conventionnée d’intérêt national
Du 25 au 29 mars 2024 Comédie de Caen – CDN deNormandie
Du 08 au 13 avril 2024 Transversales – Scène conventionnée de Verdun
Le 04 mai 2024 Saint Junien