Pascal Keiser © Eva Keiser

Pascal Keiser, pionnier du Off

Depuis son ouverture en 2001, La Manufacture, située rue des Écoles, est sans conteste l'un des lieux phares du Festival Off Avignon. Rencontre avec le fondateur de ce lieu qui a permis à tant d’artistes de se faire connaître ou reconnaître. 

Pascal Keiser © Eva Keiser

Depuis son ouverture en 2001 rue des Écoles, la Manufacture est devenue sans conteste l’un des lieux phares du festival Off d’Avignon. Rencontre avec le fondateur de ce lieu qui a permis à tant d’artistes de se faire connaître ou reconnaître. 

©Eva Keiser

Comment êtes-vous arrivé à devenir le premier lieu un peu à part dans le paysage du Off d’Avignon ?

Pascal Keiser : Par le désir de vouloir créer un lieu uniquement dédié aux propositions contemporaines au théâtre, mais aussi à la danse, aux musiques et à des projets transversaux. Le but était de faire une véritable programmation, c’est-à-dire d’aller voir les spectacles et de les choisir. Depuis 1994, j’avais été spectateur du festival, In et Off. Or, dans le Off, je trouvais qu’il n’y avait pas de lieu vraiment dédié aux formes contemporaines. C’est comme ça que le projet a démarré. Depuis, un certain nombre de lieux se sont mis dans ce sillage est c’est très bien, parce que cela a créé une dynamique, une émulation collective. Cela nous a aussi obligés à nous remettre en question à certains moments. Le Train Bleu, Le 11, qui se sont un peu inspirés de la Manufacture, ou le théâtre des Doms dans un autre registre, développent leur propre clientèle mais ils nous en apportent aussi. Nous avons chaque année plus de spectateurs que l’année précédente. C’est très motivant pour tout le monde. Cela forme un collectif de lieux dédiés au contemporain dans le Off qui se stimulent mutuellement.

Vous êtes aussi un des premiers à vous être décentralisés en proposant des spectacles hors-les-murs. Pour quelle raison ?
La Manufacture intra-muros © La Manufacture Avignon
La cour de la Manufacture intra-muros ©La Manufacture Avignon

Pascal Keiser : A partir de 2005, on a eu beaucoup de demandes d’artistes pour un plateau plus grand. Le plateau intra-muros est de sept mètres par huit, ce qui dans l’absolu du Off n’est pas spécialement petit. La demande des compagnies était pour des plateaux de quinze mètres d’ouverture, dix mètres de profondeur. Des surfaces comme ça intra-muros étaient introuvables. On a tout de suite pris la décision d’aller hors des remparts. 

Comment cela s’est-il mis en place ? 

Pascal Keiser : Tout de suite s’est posée la question du contenu social du projet. Car nous sommes dans une ville où la périphérie est extrêmement pauvre, plus que les quartiers nord de Marseille, et que celle-ci n’est pas concernée par le Festival. Donc, en 2005, on a développé un projet pendant trois ans avec un Centre d’Aide par le Travail (C.A.T.) qui faisait auprès de personnes en décrochage de santé (dépressions, tentatives de suicide) de la réinsertion par les métiers du théâtre. On a investi une usine de trois mille mètres carrés. On s’est dit tout de suite que si l’on voulait que cela marche, il fallait nous-mêmes organiser le transport pour amener les spectateurs. C’est comme ça que le système de navettes en bus, avec nos chauffeurs, et d’intégrer la durée du transport dans le spectacle, ont été mis en place.

Cela n’a pas dû être une mince affaire de faire sortir les festivaliers des murs d’Avignon ?

Pascal Keiser : Que ce soit au niveau de la presse ou des programmateurs, aller extra-muros était quelque chose de difficilement acceptable. Ils avaient l’impression d’aller en enfer ! Par la qualité des projets qui ont été présentés, nous avons réussi, en quelques années, à faire passer cette idée du voyage extra-muros. 

Et comment êtes-vous arrivé à la patinoire ? 

Pascal Keiser : En 2008, malheureusement, ce projet du C.A.T., qui s’appelait « Cécilia 84 », s’est arrêté. On a eu l’idée de la patinoire d’Avignon qui est privée et s’arrête de fonctionner fin mai. Ça devient une grande dalle en béton. Et là, il y a eu un moment assez fantastique avec notre équipe technique. Notre directeur technique, Éric Blondeau, a imaginé cette scénographie digne d’une grande salle d’opéra. On a la totalité de la patinoire à notre disposition qui fait que l’on a le plus grand plateau du Off. C’est une grande boite noire, avec un grill motorisé et surtout la capacité de stocker les décors et de les manipuler sur des roulettes. On a aussi quarante-cinq minutes entre les spectacles, ce qui est assez unique dans le Off. Ce sont des conditions techniques qui nous ont permis d’accueillir des scénographies qui autrement n’auraient pas pu être présentées dans un théâtre du Off. On a la capacité de mettre dans le réseau de la diffusion des projets qui autrement n’auraient pas pu tourner. Cette année, des spectacles « lourds », comme celui de Mathieu Bauer ou comme Dracula d’Yngvild Aspeli, qui va être un des grands événements de ce festival, n’auraient pu être présentés à Avignon dans le Fff.

C’est ce qui vous permet d’aborder l’international ? 

Pascal Keiser : La patinoire et le Château, qui est aussi un très grand plateau, nous permettent d’attirer des compagnies internationales. Cette année, on a huit nationalités présentes, dont l’Iran, La Norvège, Israël, le Maroc, le Brésil. Ce sont des pays qui ne sont pas représentés dans le In cette année. C’est une richesse de pouvoir amener ces spectacles ici. L’année dernière, on a eu ce spectacle brésilien, Tom na fazenda (Tom à la Ferme), qui a renversé le Off. C’était un spectacle très lourd, avec de la terre sur le plateau. Ce qui nous intéresse aussi, ce sont tous les projets sociaux d’interaction avec le public de la périphérie. On engage chaque année quatre jeunes des quartiers en C.D.D. dans notre équipe d’accompagnement. Tout l’accueil cafétéria au Château est fait par une association de femmes du quartier de Saint-Chamand. Elles proposent de la restauration maghrébine, ça leur permet d’avoir de la trésorerie pour l’année. 

Votre relation avec la périphérie va plus loin que le festival…
La patinoire © La Manufacture Avignon
La patinoire ©La Manufacture Avignon

Pascal Keiser : On a développé un projet d’école avec un financement de la Banque des territoires. C’est un projet qui doit toucher sur deux ans, cent-cinquante personnes des quartiers politiques de la ville. On n’est pas sur cinq ou six personnes ! Ce sont cent-cinquante personnes, dont une trentaine de jeunes. C’est énorme. On a toute une équipe qui est dédiée et qui travaille là-dessus — près de quinze personnes à l’année. C’est une école de transformation sociale par l’art à deux volets. Il y a un programme qui s’appelle Classe départ. Il est destinée aux jeunes de dix-sept à vingt-six ans, qui sortent des violences, de la drogue, de prison, ou tout simplement de l’emploi et du lien social. On les réinsère par la pratique artistique, par des ateliers d’écriture, de jeux, de danse, de musique. Le but est de leur redonner confiance en eux, de trouver la capacité d’avoir un projet personnel. Ils ont un accompagnement individualisé de Pôle emploi, de la Mission locale… Et puis, on a un autre volet qui s’appelle l’Académie des compétences. Il est pour les adultes et il cible plutôt les femmes, cheffes de famille, des quartiers politiques de la ville. Ce sont des ateliers qui durent une après-midi, basés en partie aussi sur leurs compétences existantes, pour leur redonner confiance en eux, en elles. Par rapport aux événements de ces derniers jours, ce sont des projets qui ont du sens. Le travail de la première promotion, Classe départ des jeunes, a été montré au théâtre Benoît XII fin janvier. Et là, on le présente dans notre programmation du festival, du 7 au 11 juillet. C’est un spectacle d’une puissance énorme qui peut changer la perception qu’on peut avoir du théâtre, de la vie. Et c’est aussi nécessaire, pour moi, dans un paysage comme Avignon, que le festival tienne compte de la réalité sociale et économique et soit intégrateur.

Revenons sur l’international : dès le début, peut-être parce que vous êtes un Belge en France, vous avez fait le choix d’ouvrir les frontières. C’était important ?

Pascal Keiser : C’est un marqueur. Quand je dis aujourd’hui que l’on reçoit huit pays, c’est énorme. On se bat chaque année. En gros, notre programmation, c’est un tiers d’artistes reconnus, dont certains sont passés dans le In ou ont déjà atteint un niveau de notoriété très important. Un autre tiers est constitué de l’émergence. Chaque année on a des premières fois avignonnaises. Nous avons révélé un nombre d’artistes assez incroyables qui sont ensuite passés dans le In, et qui dirigent aujourd’hui, pour certains, des centres dramatiques nationaux. Et un autre tiers est dédié à l’international. C’est un petit peu le mix de notre programmation. Il est important pour nous d’amener cet échange à Avignon parce que le service public de la culture en France est très puissant, mais il a souvent tendance à tourner sur lui-même. Donc, nous défendons vraiment cette idée qu’Avignon doit être un moment de friction avec le monde. L’année dernière, nous avions plusieurs projets avec l’Ukraine. Cette année aussi, on va avoir une délégation ukrainienne qui vient, plutôt des professionnels, pas des artistes. 

D’où les fameux deux pavillons… 

Pascal Keiser : Les pavillons s’inscrivent un petit peu dans la ligne de cette idée d’internationalisation. C’est l’idée de dire que finalement, Avignon a une reconnaissance internationale. Un pavillon, c’est un drapeau, ce n’est pas un bâtiment. L’idée est de faire une proposition éclatée sur différentes disciplines qui donne un goût d’un pays ou d’une région, qui sont peu représentés ou peu connus en France. L’année dernière, on a fait une année zéro sur l’Ukraine. Cette année, on a un pavillon Norvège, un pavillon Iran. Évidemment, deux pays dans des situations économiques et sociales très différentes, même complètement opposées. La Norvège est un des pays les plus riches du monde et l’Iran un pays en révolution dont on parle peu dans les médias. Par rapport à ce qui se passe dans ce pays, il est important d’être solidaire.

Cela se passe comment ?
Tom na Fazenda d'Armando Babaioff et Rodrigo Portella ©Victor Novaes
Tom na Fazenda d’Armando Babaioff et Rodrigo Portella ©Victor Novaes

Pascal Keiser : Nous avons voulu travailler avec les artistes iraniens en exil et avoir une proposition éclatée entre des spectacles, des concerts, des projections de films à l’Utopia, des tables rondes à la cour du Musée Angladon et des expos photos. Il y a cinq disciplines et ça permet vraiment au public de rentrer dans les imaginaires ou dans les luttes des artistes de ces deux pays qui sont très peu connus en France. C’est pendant la semaine centrale du festival et c’est quelque chose qu’on veut maintenir chaque année. Pour moi, le festival, ce n’est pas juste aligner des spectacles. C’est aussi notre regard sur le monde et la possibilité de s’enrichir par rapport à l’autre. 

En 23 ans d’existence, on peut dire que vous devez être un peu fier de tout ce travail ?

Pascal Keiser : Ce qui m’impressionne, c’est que ça continue. Il y a une énergie dans ce lieu qui est restée intacte et une jeune équipe qui reprend une partie du travail. C’est ça qui est impressionnant. Cette année, je pilote la candidature de Bourges et de la région Centre Val de Loire pour être capitale européenne de la culture en 2028 et nous sommes shortlistés dans les quatre dernières villes. J’ai eu beaucoup de travail pour Bourges 2028, donc j’étais moins impliqué dans toute la préparation de la Manufacture. Mais en fait, tout est nickel. Comme le on dit souvent, les cimetières sont remplis de gens indispensables. Et c’est magnifique de voir ça, de se dire que finalement, ça tourne. 

Quand vous aviez rêvé ce projet, aviez-vous imaginé que cela marcherait aussi fort ?

Pascal Keiser : Il y a eu un emballement tout de suite sur ce lieu. À l’époque, on faisait des lectures de texte avec les EAT, avec le début du Rond-Point, avec les éditions Lansman. On avait toute une dynamique de proximité aussi avec les auteurs contemporains. Ça s’est très vite emballé positivement. Et non, je n’ai jamais imaginé que cela pourrait prendre cette dimension-là, bien que j’aie travaillé sur des projets qui, normalement, ont une notoriété supérieure. J’ai été un des directeurs de Mons 2015 en Belgique, capitale européenne de la culture… mais souvent, lorsque je rencontre des personnalités du monde de la culture, ils me parlent tous de la Manufacture. C’est assez fou ! C’est un lieu qui a une image extrêmement forte aux niveaux national et international, surtout au niveau des professionnels. Pour certaines représentations, il y a plus de cinquante pour cent de programmateurs dans les salles. C’est énorme. Nous sommes vraiment prescripteurs, comme on dit. On est cinq à faire la programmation. Et heureusement, parce que le repérage et le visionnage des spectacles représentent un travail énorme. Depuis vingt ans, nos spectateurs, professionnels ou non, font confiance dans nos choix. Je le redis, c’est bien que des lieux comme le 11 et le Train Bleu soient arrivés. Parce que certains artistes qu’on avait déjà programmés sont partis sur ces lieux là, ce qui nous a permis aussi de renouveler.

Propos recueillis par Marie-Céline Nivière

La Manufacture Festival Off Avignon
2 rue des Écoles 84000 Avignon.

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